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Vendredi 14 mars 2008 Fondation Singer-Polignac

Introduction par Pierre MONNET (EHESS) et  Jean-Claude SCHMITT (EHESS)

Le devenir des modèles antiques.

Modérateur : Michel CHRISTOL (Université de Paris1) 

  • Pierre COSME (Univ. Paris1), Les Res Gestae divi Augusti (63av-14av).
  • Laurent ANGLIVIEL (Univ. de Picardie), Julien l’Apostat (355-363) et la tentation autobiographique.
  • Vincent PUECH (Univ. de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines), Les Histoires de Jean VI Cantacuzène (1347-1354) 

Discussion 

L’Islam, entre Occident et Orient

Modératrice : Lucette VALENSI (EHESS) 

  • Gabriel MARTINEZ-GROS (Université de Paris VIII et IISMM), La biographie de ’Abd Allah Ibn Ziri (1073-1090).
  • Corinne LEFEVRE (CNRS), Une autobiographie à la mode moghole : les mémoires de l'empereur Jahangir (mort en 1630).

Discussion 

Samedi 15 mars (ENS, 45 rue d’Ulm)

Précocité aragonaise 

Modérateur : Patrick HENRIET (Univ. de Bordeaux III )

  • Jaume AURELL (Univ. de Navarre), Le Livre des faits de Jacques Ier d’Aragon (1208-1276) : entre la chronique historique et la fiction autobiographique.
  • Stéphane PEQUIGNOT (EPHE), Pierre IV d’Aragon (1336-1387) dans son Llibre, ou le roi seul.

Discussion 

Humanisme et Renaissance 

Modérateur : Werner PARAVICINI (Université de Kiel) 

  • Claudia MÄRTL (Univ. de Munich), Les Commentarii de Enea Silvioi Piccolomini (Pie II, 1405-1464)
  • Harald TERSCH (Österreichische Nationalbibliothek, Vienne), The monumental autobiographies of Maximilian Ier (1459-1519). 

Discussion 

Autobiographie et revendication de légitimité 

Modérateur : Dominique IOGNA-PRAT (CNRS) 

Première partie 

  • Sverre BAGGE (Univ. de Bergen), La Sverris saga du roi Sverre de Norvège (1151-1202).
  • Corinne PENEAU (Univ. de Paris XII-Val-de-Marne), La Petite Chronique Rimée suédoise, entre fausses autobiographies et impossible généalogie. 

Deuxième partie 

  • Gilles LECUPPRE (Univ. de Paris X-Nanterre), Les Mémoires d'un roi de désir : l'Istoria del Re Giannino, alias Jean Ier le Posthume (Sienne, 1316-1362) 
  • Wladimir BERELOWITCH (EHESS), Catherine II, autocrate autoportraitiste : l'invention d'une monarque. 

Discussion 

Conclusion générale : Jacques REVEL (EHESS) 

Discussion générale


Programme

Présentation : (texte & vidéo)

 icon Résumés colloque du 14 mars 2008 (434.56 KB)

INTRODUCTION

Introduction Pierre Monnet (EHESS) et Jean-Claude Schmitt (EHESS)

L’intitulé de cette rencontre exprime d’une manière concise l’intérêt que nous porterons pendant deux jours à un type particulier de documents relevant de ce qu’on peut appeler, pour faire vite, des « autobiographies ». Mais pas n’importe quelles autobiographies : des autobiographies composées par des (ou au nom de) souverains ou souveraines. De ce fait, cet intitulé a une autre raison encore : il veut attirer l’attention sur la tension, inhérente à ces documents, entre deux instances de « souveraineté » : d’une part, la souveraineté « politique », celle que le souverain exerce sur les autres (les sujets, le royaume) en tant que roi (ou reine), empereur (impératrice), pape, prince, etc. ; d’autre part, la souveraineté « subjective » au nom de laquelle un personnage aussi éminent écrit sur lui-même, raconte sa vie, mobilise et domine sa mémoire, mêlant ainsi dans une même représentation la conscience de son pouvoir sur les autres et celle de son pouvoir sur soi : le gouvernement des autres passe par le bon gouvernement de soi. C’est ce double rapport à la souveraineté dans la conscience de soi et le choix de l’écriture réflexive qui retiendra notre attention.

Cette hypothèse de travail est née d’une recherche menée en commun par les deux organisateurs de ce colloque sur l’« autobiographie » (habituellement désignée par le titre Vita) de l’empereur Charles IV de Bohème (1316-1378) dont ils publieront prochainement la première traduction française, précédée d’un commentaire historique. Les nombreuses questions posées par ce texte latin (dont il existe des traductions précoces en allemand et en tchèque et deux manuscrits enluminés) nous ont fait nous interroger sur l’existence à d’autres époques et en d’autres lieux de textes comparables, qui tous ensemble renverraient peut-être à un « genre » ou du moins à une forme d’expression autobiographique particulière, caractérisée par la tension entre les deux instances de « souveraineté » qu’on vient d’évoquer. En effet, la fréquentation assidue du texte de Charles IV nous a convaincu de l’intérêt à réfléchir sur la pluralité des axes le long desquels, pensons-nous, se déploie l’écriture du genre un peu improbable que constitue la parole d’un roi sur lui-même. Parmi ces axes il est permis de citer l’individu, mais aussi l’écriture de soi et enfin l’expression de la souveraineté entre honneur de soi et honneur de roi. Chaque fois, à l’instar du texte de Charles IV, considéré simplement comme un terrain pratique d’expérimentation, ce sont les configurations historiques singulières d’émergence de la personne (individuelle et royale), du discours sur soi et d’une subjectivité qui doivent retenir l’attention. C’est l’articulation des sphères théoriques et pratiques d’expression du moi (au Moyen Age, par exemple, sous le regard de Dieu, ce qui explique l’écart, le discontinu et permet de dire qu’il peut y avoir individuation sans individualisation) qui renseignent sur une société et sur l’historicité de ses modes donnés d’appropriation du social.

Pour tester cette hypothèse, nous avons demandé à onze collègues spécialistes d’aires culturelles et d’époques très différentes, de venir nous présenter en séminaire d’autres « autobiographies souveraines » que celle dont nous étions partis. Ces présentations nous ont permis de comparer ces autobiographies entre elles et avec notre cas de référence, la Vie de l’empereur Charles IV, sans hésiter à nous éloigner de plus en plus de l’Europe et de la fin du Moyen Âge. Encore proche chronologiquement, le Llibre dels faits du roi Jacques Ier d’Aragon (vers 1244-1274) nous a été présenté par Jaume Aurell, professeur à l’Université de Pampelune. S’y révèle le projet de se faire lui-même autorité, sans recours à l’Écriture Sainte, en catalan, et dans le souci d’écrire une histoire dans laquelle le sujet, l’objet, l’auteur, le narrateur et le personnage du récit coïncident au plus proche. Dans la continuité de ce texte, Stéphane Péquignot, maître de conférences à l’EPHE, a analysé la Chronique de Pierre IV le Cérémonieux, roi d’Aragon (vers 1380). Ici aussi le roi peut, semble-t-il, dire « je » avec autorité et transformer sa parole en instrument de gouvernement. La nouveauté tient à l’introduction réfléchie d’une double temporalité, celle de sa vie et celle de sa maison et de son royaume. Pour le Nord de l’Europe, l’attention s’est portée grâce à Sverre Bagge, professeur à l’Université de Bergen, sur la saga du roi Sverre de Norvège (après 1179). Dans ce texte, la quête de soi (Sverre est un fils d’artisan auquel la dignité royale est « révélée ») se double d’une (con)quête de son royaume : la confession a davantage valeur de conversion selon un modèle qui puise dans les récits hagiographiques. Il n’empêche, pour Sverre aussi le succès est une qualité royale qui mérite d’être réfléchie par l’écriture de soi et sur soi, qui plus est en langue vernaculaire. En aval, au contraire, Gilles Lecuppre, maître de conférences à l’Université de Paris X-Nanterre, a évoqué la prétendue autobiographie de l’imposteur Giannino Baglioni, qui tenta de se faire passer pour le roi de France Jean Ier le Posthume (lequel ne vécut en fait que cinq jours, en 1316). Dans cette « fausse » autobiographie, l’introspection et la mythomanie prétendent compenser la chute : élu de Dieu il n’est pas l’élu des hommes.

L’exposé de Pierre Cosme, maître de conférences à l’Université de Paris I, sur les Res gestae de l’empereur Auguste (63 av. – 14 av. JC) a permis de remonter jusqu’à l’Antiquité romaine et de montrer l’existence d’un « je » césarien d’autorité, mélange de laudatio, de tituli, de commentarii et de propagande, par rapport au « je » introspectif et philosophique d’un Marc-Aurèle tandis que Vincent Puech, maître de conférences à l’Université de Versailles/Saint-Quentin-en-Yvelines, a évoqué le domaine byzantin à propos des Mémoires de l’empereur Jean VI Cantacuzène (1347-1354), et ce dans un contexte d’écriture de soi d’autant plus intéressant que le texte, écrit sous un nom monastique, émane d’un empereur déchu, moine retiré, critique vis-à-vis de ses propres échecs. Claudia Märtl, professeur à l’Université de Munich, nous a introduits dans le domaine pontifical, avec le cas du pape humaniste Pie II Piccolomini (1405-1464) dictant ses Commentarii, inachevés, et déployant l’écriture, comme pour Pierre le Cérémonieux, suivant la double temporalité de sa vie et de son pontificat. Ici aussi la représentation de soi est une pratique du pouvoir amplifiée qui plus est, comme dans le cas de Charles IV, par une active politique de commande d’images de soi. Plus loin encore, deux incursions ont été faites dans le monde islamique : contemporain des croisades, le prince syrien Usâma ibn Munqidh (mort en 1188), auteur des Enseignements de la vie, a été présenté par Houari Touati, directeur d’études à l’EHESS. Il va de soi que c’est une tout autre conception de la royauté et de la souveraineté que l’on rencontre ici. Cependant, l’idée du prince lettré, capable de tout et y compris d’écrire sur lui-même, est une dimension fondamentale du projet d’écriture, tout comme elle sous-tend, à une époque plus tardive, le Babur-nama du Grand Mogol Babur (1494-1529), analysé par Gilles Veinstein, professeur au Collège de France, qui a mis l’accent sur la dimension autocritique de cette parole, au sein d’un texte plus tourné vers les regrets que vers les succès. À cet ensemble peut s’agréger le texte de mémoires rédigé au XIIe siècle par ‘Abd Allah ibn Zîrî, roi berbère de la Taïfa de Grenade, voire celui de Subuk The Ghin, prince afghan du XIe siècle.

Enfin, nous nous sommes résolument engagés plus en aval vers deux cas de souveraines : Fanny Cosandey, maître de conférences à l’EHESS, a analysé le cycle de tapisseries commandées à Rubens par la reine Marie de Médicis (1573-1642) pour le Palais du Luxembourg, en insistant sur la spécificité des images comme mode d’expression « autobiographique » jouant sur la pluralité des figures d’épouse, de reine, de mère, de veuve…. Wladimir Berelowitch, directeur d’études à l’EHESS, a présenté les Mémoires de l’impératrice Catherine II de Russie (1729-1796) et insisté sur le projet de justification à l’œuvre dans son texte et sur les processus de construction de soi par l’éducation, le corps et le vêtement.

Nous attendons du colloque de mars 2008, troisième volet de notre réflexion, la confirmation ou l’infirmation des premières conclusions suggérées par ce parcours à travers l’espace et le temps et une gamme aussi hétérogène de cas. Nul doute que de nouveaux exemples, examinés à la lumière d’un premier bilan encore provisoire, permettront d’affiner et de complexifier nos observations. C’est dans cette perspective que nous formulons les questions que voici.

« Autobiographie » et « Mémoires »

On tiendra pour acquis que le mot générique « autobiographie » n’est retenu ici que par commodité et de manière approximative, sans se préoccuper de sa pertinence exacte dans les divers contextes historiques dont il a été et sera question. Nous savons bien qu’au sens strict, proposé par Philippe Lejeune, lequel fait naître l’autobiographie avec les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, ce mot est inadéquat pour la plupart des situations historiques dont nous traitons. Pris très globalement comme signifiant une forme d’expression, généralement textuelle, parfois figurée, de la subjectivité, il présente pour nous l’avantage de l’anachronisme heuristique, en permettant de rapprocher des témoignages du passé qui d’ordinaire ne le sont pas parce qu’ils relèvent de régions et de périodes historiques et partant de spécialisations scientifiques trop éloignées les unes des autres. Ce faisant, nous prenons acte d’une évolution historiographique qui, depuis une trentaine d’année au moins, accorde une attention soutenue au sujet, à la biographie, à l’individu… tout en pariant sur l’aporie que constitueraient la quête essentialiste et ontologique du sujet, la recherche d’une césure marquant l’avènement de la personne, la description linéaire et continue de la naissance de l’individu… Si prévaut d’un côté cette volonté de rassembler ce qui d’ordinaire est disjoint, nous excluons au contraire de l’observation les Mémoires des hommes politiques contemporains (par exemple les Mémoires du Général de Gaulle) à la fois pour des raisons pratiques (notre corpus serait déséquilibré par le nombre considérable de ces textes) et des raisons théoriques : l’autorité des personnages politiques en régime démocratique est une autorité déléguée, qui ne peut donc s’assimiler à la souveraineté d’un monarque traditionnel. Par ailleurs, le politique au sens contemporain est une sphère d’action distincte, à laquelle se cantonnent les Mémoires des hommes politiques, tandis que les « autobiographies souveraines » traitent simultanément – et c’est à nos yeux tout leur intérêt – de la subjectivité de leur auteur en même temps que de son action et ses conceptions « politiques ».

La diversité des formes d’expression

Notre attention a été retenue par la diversité formelle des témoignages retenus, tant en ce qui concerne la matérialité des documents que le contexte énonciatif qui les porte, et partant le type de relation institué entre l’énonciateur et les destinataires désignés ou implicites de l’œuvre. Certaines de ces autobiographies relèvent en effet d’une politique monumentale, destinée à assurer auprès de la postérité la mémoire glorieuse du souverain (Res Gestae d’Auguste, Vie de Charles IV, médailles commémoratives du pape Pie II). D’autres s’insèrent plutôt dans la logique administrative du pouvoir et l’activité législative du souverain (Jacques Ier d’Aragon, mais aussi Charles IV en partie). D’autres encore – mais aucun de ces traits n’est incompatible avec les autres et chaque autobiographie peut s’inscrire sur plusieurs registres – prennent la forme d’une correspondance avec des visées diplomatiques et apologétiques (c’est encore le cas de Pie II au moment du concile de Bâle). Certaines sont des notes tenues secrètes (Catherine II), d’autres ont un goût de revanche (Marie de Médicis), de justification (Jean Cantacuzène), etc.

Un indice de ces différences, dont la liste est loin d’être exhaustive, est le titre donné à l’origine à ces diverses autobiographies, quand du moins il y en a un et qu’il n’a pas été donné postérieurement. Aux Res gestae déjà citées, on peut ajouter à propos du roi Sverre le titre de saga -récit historique et héroïque-, pour Charles IV le latin Vita –un mot qui renvoie à un modèle hagiographique-, pour Usâma Enseignements de la vie, pour Pie II Commentaires, pour Jean VI Cantacuzène Histoires, etc. Il convient naturellement de faire la part des textes intitulés par leurs auteurs et de ceux auxquels une édition postérieure a donné un titre factice. Un autre indice de ces différences est la langue choisie par les auteurs (latin dans le cas de la Vita de Charles IV mais catalan pour Jacques d’Aragon et turc tchagatay pour Babur) Ces genres et ces titres dépendent également largement des modèles que suivent ces écrits : outre le modèle omniprésent des Commentaires de César, on trouve chez Jean VI celui de Thucydide décrivant la guerre des Grecs contre les Perses. Le même texte fait un parallèle entre la peste à Athènes en 429 av. JC et la Peste Noire de 1348. Pie II subit le modèle des Confessions d’Augustin, relues peut-être à travers Pétrarque. Le modèle hagiographique se profile derrière la saga de Sverre. Le récit de Babur suit plutôt une logique annalistique. Il convient aussi, dans nos réflexions, de justifier les formes ou modèles que nous avons consciemment écartés de l’enquête, parmi lesquels on peut mentionner le récit ou enseignement du père au fils (Saint Louis…).

Dans tous les cas, le récit se veut véridique, excluant toute fiction. Babur le dit même expressément : « je n’écris que la vérité ». Pourtant, le récit de vie (ou de règne) qui se prétend histoire véridique, n’est pas le tout de l’oeuvre. Des parties non narratives s’insèrent entre les épisodes. La plupart, sinon la totalité des récits, mêlent à leur développement narratif des considérations philosophiques, morales, religieuses, politiques, qui s’expriment particulièrement dans les prologues, mais s’insèrent aussi dans le récit, l’entrecoupant de passages différents dans leur ton, leur forme d’énonciation, leur finalité idéologique. Ces passages prennent tantôt l’apparence d’un sermon, tantôt celle d’un traité d’éducation du prince, d’autre fois encore ils composent une collection d’anecdotes à la manière de Plutarque ou d’exempla, ou bien tournent à la harangue politique. Babur retranscrit des poèmes dans son récit, et c’est là qu’il livre vraiment sa personnalité, lève le voile sur son intimité, parle de ses amours avec Aïda et le jeune garçon Babouri, mais tait le nom de sa troisième épouse, qu’il appelle « ma lune »… Finalement, c’est dans la tension entre les convenances et les écarts que se livre une parole personnelle : n’est-ce pas sur ce principe que Jacques Le Goff a écrit son Saint Louis ?

Il arrive aussi qu’un même récit prenne successivement des formes différentes : la saga de Sverre comprend une première partie narrative et une seconde partie consistant en un discours aux évêques de Norvège. Charles IV fait de même, mais dans un autre ordre : le texte commence par « je » et finit par « il », au moment où il devient roi…. Jean VI Cantacuzène tient des discours à la première personne qui alternent avec un récit à la troisième personne.

Qui écrit ?

La forme concrète de l’écriture autorise d’autres observations. Une première question est de savoir si le souverain a la capacité d’écrire lui-même ; lettré ou non, il peut choisir de dicter, ce qui constitue un geste typiquement souverain. Sverre de Norvège a dicté sa saga. Un certain Tomaso a peut-être écrit sous la dictée de Gianinno Baglioni de Sienne. Charles IV a été élevé sept ans à la cour de France, où il est devenu « literatus » (il prend soin de noter à cet endroit du texte que le roi de France pour sa part était « illettré »), mais il semble partager la plume avec son chancelier Johannes von Neumarkt, au moins pour plusieurs de ses écrits les plus importants, comme sa Vie et le prologue de la Bulle d’Or. À l’inverse, Pierre IV d’Aragon intervient personnellement dans l’écriture des actes officiels du règne.

On se demandera donc ce qui pousse un souverain lettré à faire ou non le choix de l’écriture. Dans le monde musulman (Usâma, Babur), la calligraphie fait partie non seulement des aptitudes du prince, mais de l’activité idéale où se reconnaît le souverain. En Aragon, Pierre IV a une haute opinion de la parole royale ; non seulement il écrit, mais il prononce des sortes de sermons, dans une véritable « apothéose du verbe royal » dont l’écriture a pour fonction de garder durablement la trace. On sait aussi combien l’homélie, sous la plume de Charles IV, tient une place considérable.

Les modes d’écriture varient également : certains textes comportent un prologue qui précise les intentions de son auteur (c’est le cas entre autres de Pie II), d’autres, une fois achevés, un épilogue, mais c’est loin d’être toujours le cas. Certaines œuvres ont un caractère rétrospectif, d’autres sont composées au jour le jour (comme dans le cas d’Usâma et de Babur). Le souverain est-il un « auteur » et la question a-t-elle seulement un sens ?

Le souverain écrit ou fait écrire à son sujet, ce qui peut s’entendre dans un double sens : il revendique et le fait d’écrire et celui d’écrire sur lui-même. Sa subjectivité se traduit souvent par l’usage de la première personne du singulier (« je ») ou du pluriel (le « nous » de majesté particulièrement approprié aux souverains). Cependant, l’usage de la première personne ne préjuge pas du degré de subjectivité qui s’exprime dans l’écriture : l’auteur peut parler de lui-même et de ce qu’il fait (« je »), sans pour autant se livrer à une introspection (ce qui n’est pas généralement dans le rôle d’un souverain), ni même faire l’aveu des ressorts de sa personnalité, de l’intimité de son « moi ». L’empereur Auguste dit « je », mais ne livre pas son « moi ». Le cas méritera d’être comparé à celui de Marc-Aurèle et, dans un contexte marqué par le christianisme, à celui de Julien l’Apostat : suivant une remarque faite par Laurent Angliviel en séminaire, « avec Julien, c’est un moi qui parle », peut être en raison de la part d’autodérision contenue dans son récit.

Cependant, l’usage de la troisième personne (« il ») est loin d’être exclu, car même si le souverain écrit ou dicte à son sujet, il peut aussi, comme souverain, se mettre à distance, s’objectiver dans une majesté qui dépasse la singularité de sa personne individuelle. Ainsi la plupart des textes, à l’instar de Charles IV (chez qui le « il » suit le « je » sans que ce dernier réparraisse) ou de Pierre IV (avec l’alternance entre « nous » et « il ») passent-ils sans arrêt d’une personne grammaticale à l’autre. Chez Giannino Baglioni, la part du « je » progresse au fur et à mesure que le récit approche de sa fin, quand l’imposteur est confondu et jeté en prison.

Le nom, la langue et le portrait du souverain

Le souverain peut aussi signifier son rôle d’auteur en se nommant. Le ou les noms que se donne le souverain, le moment où il le ou les révèle dans le cours de sa narration importent à l’expression de sa subjectivité et de sa souveraineté. Charles IV reçut à son baptême le nom de Wenceslas, qu’il transmettra à son fils ; mais il revendique celui de Charles, reçu du roi de France Charles IV durant son séjour, enfant, à la cour capétienne. Les Res Gestae, au chapitre 24, mettent en scène le passage du nom d’Octave à celui d’Auguste. Pierre IV explique son nom par référence à son grand-père, Pierre Ier d’Aragon. Jean VI renvoie son nom à son passé d’empereur, puisqu’il écrit quand il est devenu le moine Joanas. Pie II troque lors de son couronnement son nom antiquisant d’Énée pour celui de Pie, miroir de la bonté divine. Pour sa part, Babur souligne fièrement le symbolisme de son nom, qui signifie « panthère ».

La langue choisie pour rédiger l’autobiographie a bien sûr partie liée, elle aussi, avec l’expression du « je » ou du « moi » de l’auteur. Par ce choix s’exprime une fois encore la tension entre les deux formes de « souveraineté », sur soi et sur les autres, dont on a parlé. Cependant, la langue vernaculaire peut avoir la dignité de la langue lettrée : la saga de Sverre est écrite en norrois ; en Aragon, Jacques Ier n’écrit pas en latin (comme Charles IV et la plupart des souverains médiévaux), mais en catalan, qui est la langue de l’autorité politique ; son autobiographie sera ultérieurement traduite en latin, en français et en castillan. Au contraire, la Vie de Charles IV est traduite du latin en tchèque, favorisant ainsi son appropriation locale. Usâma n’use pas du parler populaire syrien du XIIe siècle, mais de l’arabe classique. Babur n’écrit pas en persan, mais fait le choix de la langue turque orientale. À la langue est liée la question des destinataires : pour qui écrit le roi, ses fils, la cour, pour lui-même ? pour ses sujets ? pour les chrétiens en général ? Autrement dit, il importe d’élucider la qualité du texte : public, privé ? cette question soulève donc aussi celle des manuscrits, de leur circulation, de leur diffusion, de leur copie, de leur conservation, de leur illustration…

Il arrive que la personnalité du souverain se précise et devienne en quelque sorte palpable quand il dresse son propre portait, puis n’hésite pas à parler de son corps, voire même des ses souffrances ou de ses maladies. Marie de Médicis est si présente dans la réalisation des tapisseries de Rubens qu’on a pu assimiler celles-ci à une autobiographie en image : son portrait à cheval la montre en souverain guerrier, à l’égale de son époux assassiné Henri IV et de son rival de fils Louis XIII. Pie II se montre très soucieux non seulement de son effigie, que les monnaies multiplient à l’envi, mais de son existence charnelle, à l’instar de la plupart des papes depuis le début du XIVe siècle (voir les travaux d’Agostino Paravicini Bagliani). Babur, de son côté, parle lui aussi de ses maladies et même de ses excès de boisson.

Les espaces de la narration

Notre premier inventaire des « autobiographies souveraines » fait apparaître une géographie bien peu homogène. L’Aragon livre deux témoignages. Pie II est en revanche le seul pape à avoir écrit une autobiographie, où il apparaît davantage comme humaniste qu’en souverain pontife. Le royaume de France surprend par l’absence de toute autobiographie royale, et ce vide frappe d’autant plus que le seul texte médiéval qui a pu être retenu est l’écrit apocryphe d’un imposteur italien, tandis qu’à l’époque moderne, quand Marie de Médicis commande les tapisseries du Luxembourg, elle est déjà exclue du pouvoir. La prétention absolutiste du roi de France se passerait-elle de toute forme de justification subjective passant par l’écriture de soi ? Plus largement, au Moyen Age, le roi n’a pas besoin de se justifier en écrivant par lui-même, il est roi. Reste que, semble-t-il, le roi en Occident est en train de conquérir le « je » de la souveraineté, un processus qui est multiple et divers, plus ou moins avancé ici ou là.

L’espace, c’est aussi celui que met en scène le récit autobiographique. La souveraineté s’exerce sur un territoire, dont le récit autobiographique renvoie une image moins objective qu’idéale ou même fantasmée en fonction des désirs de conquêtes ou des revendications territoriales. Sverre de Norvège, Charles IV de Bohème s’étendent longuement sur leurs conquêtes militaires. Babur entraine son lecteur à la suite de ses armées. Giannino Baglioni rêve de reconquérir le royaume de France dont il se prétend le légitime souverain. Au rythme des guerres, le souverain ne cesse de se déplacer, dans un mouvement brownien bien caractéristique du mode d’existence partiellement nomade des anciens souverains et de leur cour. Pie II décrit les paysages qu’il a admirés. Babur dresse des tableaux des régions qu’il découvre au Nord de l’Inde.

Les temps de la narration

Le temps de l’écriture comprend lui aussi plusieurs dimensions : celle de la biographie du souverain (à quel âge écrit-il ?), celle de son règne, celle du rythme de l’écriture autobiographique. Dans plusieurs cas, la question du temps de l’écriture est difficile à trancher : pour Charles IV, on s’interroge sur une rédaction précoce, en début de règne, ou tardive, à la fin de la vie. Jacques Ier d’Aragon semble avoir connu deux phases de rédaction : après ses conquêtes, vers 1240, puis vers 1270, peu avant sa mort. L’écriture autobiographique peut viser à la justification du pouvoir du souverain à un moment où il est menacé : les Res Gestae sont liées au conflit entre Octave et Antoine ; le conflit de légitimité avec Louis de Bavière est très présent dans la Vie de Charles IV.

Toutes les autobiographies ne sont pas achevées : Auguste interrompt les Res Gestae en 23 av. JC, quand il l’a définitivement emporté sur son rival et n’a par conséquent plus besoin de se justifier. Jean VI Cantacuzène achève sa rédaction une fois retiré définitivement dans un monastère et ne parle de lui comme empereur que lorsqu’il n’est plus l’empereur. L’autobiographie est-elle écrite en une seule fois, ou par étapes successives ? Pierre IV commence son récit « a nostra nativitat », puis écrit « per jornades », comme s’il tenait un journal.

On sera donc attentif à la scansion du récit, à ses divisions internes, à son caractère chronologique ou plutôt thématique et plus que tout, à ses lacunes et ses silences, dont on se demandera s’ils sont volontaires et ce qu’ils cachent. Babur ne dit rien des accords passés avec ses adversaires chiites. Jean VI ne parle pas de sa vie avant l’âge de 26 ans. Giannino Baglioni garde le silence sur les neuf premières années de sa vie en France. Charles IV se trompe sur la date de l’élection du pape Clément VI, dont il était pourtant très proche.

Des écritures solidaires

Les autobiographies souverains usent fréquemment de l’intertextualité : non seulement Pierre IV d’Aragon farcit son texte de lettres provenant des archives royales, mais on le surprit un jour à lire et méditer l’autobiographie de son grand père Jacques Ier, dont il s’inspira pour sa propre autobiographie. Les figures du père et du grand père et au-delà les figures exemplaires et mythiques pèsent sur la mise en scène autobiographique du souverain. Pour tous les rois chrétiens (Sverre, Charles IV, Pierre le Cérémonieux, etc.), le grand modèle est le roi David. Mais il y a des relais dans l’histoire nationale et dynastique : Saint Olaf en Norvège, Saint Louis en France (Giannino Baglioni se réfère explicitement à lui), sainte Ludmilla pour Charles IV, ce qui confère à ces écrits une dimension hagiographique certaine.

Un souverain n’est jamais seul et il n’écrit pas seul. Le détail sur l’origine du nom de Charles IV le montre déjà éloquemment, car le nom tisse dans le temps une relation interpersonnelle qui est un élément essentiel de l’identité. Le roi s’inscrit surtout dans une filiation et une lignée. Sverre se moule dans son statut et son rôle souverains à partir du moment où il apprend qu’il est fils de roi et ne saurait donc vivre comme un paysan. Pour sa part, Babur réunit en sa personne la descendance de Gengis Khan et celle de Tamerlan ; il ne lui faut pas moins s’imposer par les armes à ses rivaux, car il n’y a pas chez les Mogols de principe successoral dynastique. Sa victoire, voulue par Dieu, confirme sa légitimité : « c’est Dieu qui fait gagner les batailles » dit Babur en citant le Coran. En Europe, le pape et les empereurs (germanique, byzantin) sont élus, mais de plus en plus la couronne impériale tend à se transmettre sur deux générations ou plus dans la même lignée. Avec Charles IV puis Wenceslas, les Luxembourg font un essai de succession dynastique que les Habsbourg confirmeront dans la durée. Les rois s’inscrivent généralement dans une continuité dynastique de droit divin: le roi de France en est l’exemple accompli et peut-être est-ce là la raison pour laquelle il fut à ce point rétif à l’autobiographie.

Écriture solidaire signifie également place de l’œuvre « autobiographique » parmi les autres écrits de l’auteur : Charles IV a rédigé ou fait rédiger d’autres textes (Carolina, Bulle de 1356, sermons, Moralitates…), au point que l’on peut penser que sa Vita s’inscrivait dans un plan d’ensemble comprenant des écrits théologiques, politiques, théoriques tournés vers la réforme de soi et de ses royaumes tout en même temps.

Au-delà de la récurrence de tous ces thèmes, on devine des évolutions historiques convergentes. Il est clair qu’en Europe la conception de la souveraineté évolue à la fin du Moyen Âge vers un principe successoral lignager auquel la succession impériale et même la succession du souverain pontife (d’oncle à neveu) ne restent pas insensibles. Le nombre croissant des autobiographies souveraines à cette époque (Jacques Ier, Pierre IV, Charles IV, etc.) n’est-il pas une conséquence de ce mouvement ? Ces textes ne donnent-ils pas au principe dynastique et à la continuité du sang royal une présence de plus en plus affirmée ? Cela semble surtout le cas quand il s’agit de répondre à ceux qui contestent la légitimité du souverain : Charles IV doit affirmer ses prétentions contre le déjà roi et empereur Louis IV de Bavière; Jacques d’Aragon et surtout Pierre le Cérémonieux ont maille à partir avec des concurrents. Sverre de Norvège insiste pour se faire reconnaître comme fils de roi. Giannino Baglioni affirme qu’il est le vrai Jean Ier et qu’il aurait été échangé à la naissance contre un enfant moribond : l’un et l’autre doivent par l’écriture se réapproprier une vie et une lignée qui leur ont été dérobées. C’est peut-être la raison pour laquelle on se situe davantage dans l’exemplaire (qui permet l’écart et la compensation) que dans l’exhaustif. En tout cas, le roi en déficit de légitimité entend ajouter la conscience de soi aux vertus royales.

Légitimer le présent, parler pour la postérité

Puisque le souverain et sa lignée sont dans la main de Dieu et que Dieu est la source ultime de leur légitimité, les autobiographies ne manquent pas de relever les manifestations de la volonté céleste. Les rêves, annonciateurs du destin de l’élu, s’y multiplient : pas moins de quatre chez Sverre, que saint Olaf protège contre ses ennemis. Les signes prémonitoires de la naissance royale abondent et à propos de Sverre se retrouve le topos hagiographique du songe de la mère enceinte. Pie II ne parle pas lui-même de ses rêves, mais des rêves que font les autres à son propos. Charles IV est sujet à des rêves et des apparitions. Jean VI, devenu moine, écrit sous l’inspiration de la « sagesse intérieure ». Usâma affirme avoir composé un « traité du sommeil et du rêve » et fait état de visions diurnes et de songes nocturnes relatifs à sa mort. Babur a un songe juste avant la prise de Samarcande et il s’en remet à la Fortune.

De la proclamation de la légitimité du souverain à son héroïsation funèbre pour la postérité (dans le cas des Res Gestae d’Auguste), de l’affirmation d’une renommée (Pie II) à l’action de propagande, ces textes croisent plusieurs fonctions dont il est difficile de démêler les fils. Mais l’essentiel est à chercher dans l’acte même de l’écriture de soi sur soi, dans l’existence de ces textes à certaines époques plus qu’à d’autres, quand la conscience que le souverain a de lui-même devient en soi une vertu morale et royale, quand la traduction dans l’écrit personnel de cette prise de conscience devient un acte de souveraineté.

S’il en est ainsi, il est normal que le souverain se tourne vers le futur. Non seulement il a à cœur de se nommer et de parler à la première ou la troisième personne, mais il destine son œuvre à des auditeurs ou des lecteurs potentiels, que Pierre IV, par exemple, désigne par le pronom « vos ». Les destinataires peuvent être le ou les successeur(s), les enfants du souverain ou plus largement les générations futures. Charles IV s’adresse à ses successeurs, sans les nommer. Jean VI, qui n’a pas de descendance et finit sa vie dans un monastère, et le pape humaniste Pie II, parlent à la postérité.

La diffusion des textes doit aussi s’apprécier d’après le nombre et la répartition chronologique et spatiale des manuscrits, des traductions, des illustrations (comme dans le cas de la Vie tchèque de Charles IV de Bohème). Le succès est parfois immédiat (quatre manuscrits de Jean VI sont contemporains de la rédaction), parfois différé comme dans le cas des écrits de Catherine II. Le destin d’une oeuvre peut aussi dépendre de son insertion dans un ensemble donné de textes plus ou moins officiels, comme c’est le cas pour Jacques Ier, dont l’autobiographie allait aussitôt faire partie du corpus officiel des Quatre Grandes Chroniques d’Aragon, ou pour Babur, dont Agbar poursuivit la chronique en l’intégrant dans la mythologie dynastique.

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Aussi diverse que soit la douzaine de cas déjà prise en compte, nous sommes assurés que d’autres possibilités existent, qu’il faudra étudier pour saisir toutes les modalités, dans des contextes sociaux et politiques différents, de l’expression de la personne subjective du souverain. À chaque fois, on suivra simultanément un triple processus de construction, qui concerne les « textes » autobiographiques particuliers, les formes données de subjectivité et les régimes différents de souveraineté politique. Comment l’exercice et la conscience de la souveraineté façonnent-ils une forme singulière de personne, une manière peut-être unique de dire « je » (ou « nous » ou « il ») et le cas échéant d’exprimer son « moi », la conviction d’incarner une dignité qui dépasse les limites de la personne ? Inversement, comment le gouvernement exercé par le souverain sur les autres, ses sujets, dépend-il de la représentation que le souverain a de lui-même comme sujet, de la manière dont il gouverne son esprit, son corps et ses actes, du choix de s’exposer volontairement aux regards (et à la lecture) des contemporains et de la postérité ?

Quelle signification accorder en effet à l’autobiographie souveraine dans le cours même de l’action politique ? Ne compte-t-elle pas parmi les gestes de souveraineté, parce qu’elle est propre à légitimer et à affermir le pouvoir ? Il est remarquable que l’autobiographie souveraine soit en général le produit d’une situation de crise, d’une contestation du souverain ou d’une menace d’usurpation. Elle est d’autant plus fréquente que l’assise du pouvoir n’est pas assurée, quand elle dépend d’une élection comme dans l’empire, et non de la règle de succession dynastique par primogéniture comme dans beaucoup de royaumes. Le cas limite de l’absolutisme français n’en apporte-t-il pas la preuve a contrario ? L’image du roi y est omniprésente et efficace (comme l’a montré naguère Louis Marin), mais le roi n’a pas à se justifier de son pouvoir et ne souffre pas le jugement des autres.

Au-delà, l’enquête entend reprendre à nouveaux frais la problématique du lien entre marqueurs d’identité et personne : le récit à la première personne est un signe, mais le signe ne dit pas tout de l’individu ; comme signe il est aussi transaction, en sorte que chaque fois l’intérêt de l’analyse réside dans la capacité pour l’historien d’observer ce qu’une société, dans un contexte donné, autorise à un signe de dire et particulièrement de dire sur la personne royale ; à cette fin, l’historien fera la part des processus d’assignation sociale de tels signes à un sujet et celle des processus d’appropriation par le sujet de ces mêmes signes ; ainsi pourra-t-il, dans chaque contexte social spécifique, mesurer l’écart entre conformité et création et entre vérité et fiction, à l’aune des logiques de lisibilité et de visibilité - à lui-même et pour autrui - d’un sujet pas comme les autres.

LE DEVENIR DES MODELES ANTIQUES

Les res gestae divi augusti : une autobiographie d’Auguste ?

Pierre Cosme (Université de Paris I)

Introduction

Les réflexions de P. Veyne dans L’empire gréco-romain sur la pertinence de la notion de propagande dans l’Antiquité, ainsi que la publication récente du texte des Res Gestae divi Augusti par J. Scheid dans la Collection des Universités de France invitent à reconsidérer ce document qui a fasciné des générations d’historiens de l’Antiquité. Dans ce cas, dans quelle catégorie ranger les monuments édifiés par Auguste dans une Rome dont les citoyens étaient alors encore des électeurs ?

Il est important de resituer les Res Gestae à la fois dans leur contexte monumental puisqu’elles ont été gravées à l’entrée du mausolée d’Auguste mais aussi dans l’évolution chronologique du Principat, avant de s’interroger sur la nature autobiographique de ce texte.

Un texte mis en scène

L’inscription d’Ancyre

La première version connue des Hauts faits du divin Auguste fut découverte de manière tout à fait fortuite en 1555 sur le site actuel d’Ankara par une ambassade que l’empereur germanique Ferdinand Ier de Habsbourg avait dépêché à Soliman le Magnifique. Toutefois, il faut attendre 1695 pour disposer de la première véritable édition scientifique. Elle témoigne de l’intérêt croissant suscité par ce texte qui incita les érudits à faire le voyage jusqu’au lieu de sa découverte. T. Mommsen utilisa une copie exécutée en 1861 par l’un d’entre eux pour l’édition des Res Gestae Diui Augusti dans le Corpus des inscriptions latines à Berlin en 1883.

L’inscription avait été retrouvée gravée sur les parois en pierre du pronaos du Sebasteion, c’est-à-dire d’un temple consacré à Auguste et à Rome dans la capitale de province de Galatie. En outre, des fragments de deux autres versions de ce document furent découverts : en grec à Apollonia de Phrygie à la base d’un monument destiné à accueillir les statues d’Auguste, Tibère, Livie, Germanicus et Drusus ; en latin à Antioche de Pisidie dans les ruines d’un temple dédié à Auguste divinisé.

L’original romain

L’érudition des inventeurs de l’inscription d’Ancyre leur permit d’identifier le document qu’ils avaient sous les yeux comme une traduction grecque d’un original romain mentionné par Suétone, dans sa Vie du divin Auguste, 101 et par Dion Cassius, dans son Histoire romaine, LVI, 33.

Respectant l’interdiction des sépultures à l’intérieur de l’enceinte sacrée du pomerium, le mausolée d’Auguste avait été construit sur le Champ de Mars entre la Via Flaminia orientée nord-sud et le Tibre. Il se présentait comme un tumulus circulaire surmonté d’une statue d’Auguste entouré de jardins. Le mausolée du prince était associé à deux autres monuments de ce secteur septentrional du Champ de Mars : l’Autel de la Paix Auguste dont la construction avait été entreprise en 13 av. J.-C. et un grand cadran solaire constitué d’un dallage incrusté de lettres de bronze dont l’aiguille – le gnomon - était un obélisque de trente mètres rapporté d’Égypte.

La disposition par Tibère des plaques de bronze où étaient gravées les Res Gestae (support donc moins dur que les murs de pierre du temple d’Ancyre) sur deux colonnes à l’entrée du mausolée d’Auguste ne permettait guère aux passants d’en lire le texte dans son intégralité. Dans sa version grecque, les mots n’étaient d’ailleurs même pas séparés les uns des autres. On retrouve là une des caractéristiques des monuments qui relèvent plus du faste que de la propagande selon P. Veyne.

Les modèles

La laudatio funebris

Un célèbre passage de Polybe au Livre VI de ses Histoires, 53-54 rappelle la forte valeur d’exemplarité des rituels funéraires aristocratiques, au premier rangs desquels l’éloge funèbre du défunt prononcé par son plus proche parent mâle. Le jeune Octave avait lui-même prononcé l’éloge de sa grande tante Julie chez qui il avait passé une partie de son enfance après la mort de son père et le remariage de sa mère. Plus tard, Auguste avait fait de même pour Agrippa.

Les elogia

Issus du rituel de la laudatio funebris, les elogia représentaient un récit continu des hauts faits des nobles romains défunts gravé sur leur tombeau dont découlèrent sous une forme abrégée, car limitée à une liste de fonctions, d’honneurs et de sacerdoces, les cursus honorum gravés en grand nombre à l’époque impériale. En revanche, c’est plutôt du rituel du triomphe que dérivent les tituli, c’est-à-dire les noms de peuples vaincus et de pays conquis écrits sur des panneaux exhibés lors des triomphes et éventuellement accompagnés d’allégories et de cartes.

À cet égard, l’inscription consacrée par Pompée le jour de son triple triomphe de 61 dans le temple de Venus Victrix qui surmontait son théâtre du Champ de Mars et dont le texte est rapporté par Diodore de Sicile (XL, 4) peut être considéré, dans une certaine mesure, comme un archétype des Res Gestae. Les conquêtes romaines en général, et celles de Pompée en particulier, ayant mis les Romains au contact des royaumes voisins, on peut se demander si les grandes inscriptions gravées par les rois orientaux, notamment perses, pour célébrer leurs conquêtes et rédigées à la première personne, ont pu inspirer Pompée puis Auguste.

Or, le genre des elogia connut un développement important à l’époque augustéenne à l’occasion des travaux de construction du Forum d’Auguste, noyau des futurs fora impériaux. Celui-ci était encadré de portiques qui s’élargissaient pour former deux grandes exèdres aux extrémités nord et sud. Ces portiques comportaient des niches occupées par des statues représentant les plus grands hommes de l’histoire de Rome. Un résumé de leur vie composé par le prince lui-même sur le modèle des éloges funèbres inscrits sur les tombeaux était gravé sur la base de chaque statue. Les regards de tous ces personnages convergeaient vers la statue du père de la patrie couronné par une victoire sur le char triomphal. Le quadrige était dirigé vers l’entrée du temple de Mars sur une base qui selon P. Zanker, comportait peut-être déjà une première version des Res Gestae. Auguste avait en quelque sorte conçu son Forum comme un immense atrium de demeure patricienne où les nobles romains exposaient les portraits de leurs ancêtres à côté du laraire, lieu de culte des divinités protectrices de la maison. Mais en reprenant cette disposition sur un espace élargi aux dimensions d’une place publique, le prince récupérait tout le passé de la cité en assimilant les Romains les plus illustres à ses propres ancêtres. Le Principat augustéen se présentait ainsi comme le point d’aboutissement ultime de l’histoire de Rome : l’avènement d’un nouvel âge d’or.

Les commentarii

Du fait du lien de parenté qui unissait Auguste à César, on pense bien sûr aux Commentaires de la Guerre des Gaules. Il faut savoir qu’il était de tradition à Rome qu’un magistrat ou qu’un promagistrat adresse un compte-rendu de ses actes au Sénat. En revanche, il était exceptionnel que ces écrits donnent lieu à des recherches stylistiques comparables à celles de César qui donna à ce compte-rendu une dimension autobiographique. La sobriété et le dépouillement atteints par César, salués par Cicéron lui-même, ont pu influencer le jeune Octavien qui lui s’exprime à la première personne, alors que Pompée comme César parlait à la troisième personne.

Apports et portée des Res gestae

La genèse de l’oeuvre

C’est, semble-t-il, dès 28, voire dès 32 qu’Octavien décida d’ériger son mausolée, peut-être après s’être emparé du testament de Marc Antoine déposé chez les vestales. En effet, en rendant publique en même temps le souhait de son rival d’être enseveli à Alexandrie à côté de Cléopâtre et sa propre volonté d’édifier son tombeau à Rome, il n’en apparaissait que mieux comme le défenseur de Rome et de l’Italie contre une prétendue menace orientale.

Même si Auguste affirme avoir achevé la rédaction du texte définitif en 13 de notre ère, historiens et commentateurs ont cherché à y trouver de nombreuses traces de remaniements et sa ou ses versions originales remontent à des dates antérieures. On a souvent relevé la relative rareté des allusions à des événements postérieurs à l’année 2 av. J.-C. Les difficultés militaires de la fin du principat ont contraint l’auteur à des remaniements embarrassés : sur la Germanie (chapitre 26) car il était difficile d’y intégrer la révolte de la Pannonie en 6 de notre ère et le désastre de Varus trois ans plus tard. On a donc supposé que ce bilan triomphal était préparé dans la perspective de l’an 2 av. J.-C., soixantième année du prince, chargée de signification astrologique, et devait s’insérer dans un complexe monumental à dimension cosmique. Cette même année, le titre de père de la patrie est décerné au prince qui consacra le temple de Mars Vltor et inaugura son forum, orné des statues des Romains illustres dont il avait composé lui-même les éloges. On a donc soutenu l’hypothèse qu’Auguste avait conçu le récit de ses hauts faits comme un écho à ceux de ces grands hommes. Cependant, J. Scheid relativise l’importance de ce débat sur les éventuelles phases successives de la rédaction du document. Il insiste plutôt sur la volonté d’Auguste de présenter une version des faits conforme à la vision qu’il avait du Principat au soir de sa vie. C’est enfin sans doute à un employé de la chancellerie du légat de Galatie que l’on doit la traduction grecque des Res Gestae au moment de la prise de pouvoir par Tibère.

Sa dimension autobiographique

Dans sa Vie du divin Auguste, Suétone dresse le portrait d’un homme à la fois très soucieux de contrôler son image jusqu’à un manque total de spontanéité et féru de rhétorique. Il serait allé jusqu’à rédiger à l’avance certains des propos qu’il tenait à Livie. Un tel comportement peut expliquer qu’il n’ait jamais réussi à poursuivre la rédaction de son Autobiographie – les 13 Libri de uita sua - au-delà de l’année 23-24 dont il ne reste plus aucune trace en dehors d’une allusion de Suétone (Vie du divin Auguste, 85). Cette Autobiographie perdue commençait par la naissance d’Octave et aurait été poursuivie jusqu’à la guerre contre les Cantabres et les Astures au nord-ouest de la péninsule ibérique. Toutefois, J. Scheid rappelle les problèmes que pose le statut de l’auteur dans l’Antiquité. On ne peut en effet pas considérer Auguste comme un écrivain au sens actuel du terme, dans la mesure où il a sans doute dicté son texte à des secrétaires qui ont probablement dû en achever la mise en forme.

Quant à l’autobiographie d’Auguste, selon Francisco Guizzi, il est difficile de déterminer si le prince renonça à la poursuivre, parce qu’il était trop absorbé par ses tâches gouvernementales ou parce qu’il n’en ressentait plus la nécessité. Dans cette dernière hypothèse, la décision de recourir à une autre forme littéraire dans ce contexte de renforcement des pouvoirs du prince, désormais détenteur de la puissance tribunicienne, pourrait correspondre à la mutation d’une entreprise de propagande où l’auteur justifiait son action à une manifestation de faste où le prince éblouissait ses sujets par le simple énoncé de ses hauts faits. À cet égard, il est intéressant de relever que c’est à peu près au moment où Auguste renonçait à poursuivre sa propre autobiographie qu’il créa au contraire à une commission de poètes d’achever l’Enéïde après la mort de Virgile en 19.

Comme les biographies de Suétone, les faits énumérés dans les Res Gestae ne sont pas d’ailleurs pas rapportés dans l’ordre chronologique mais regroupés en trois grands ensembles : le début de la carrière politique et les premiers honneurs (chapitres 1-14), les dépenses et les largesses (chapitres 15-24), la politique extérieure (chapitres 25-33), conclusion sur le titre de père de la patrie (chapitres 34-35), comme si l’objectif n’était plus de convaincre un lecteur potentiel en replaçant chaque fait dans con contexte mais de frapper les esprits par une scénographie spectaculaire, qui, il est vrai demandait moins de travail de rédaction.

Conclusion

De 1936 à nos jours, le Mausolée d’Auguste retrouva une forte valeur symbolique. En 1937, le bimillénaire d'Auguste fut commémoré après la conquête de l'Éthiopie. Pour l'occasion, fut organisée dans la capitale, parmi d'autres cérémonies, l'exposition Auguste et la romanité.

À partir de 1937, Mussolini fit aménager autour du mausolée du prince une grande place encadrée par quatre édifices modernes. L’Autel de la Paix y fut installé à l’abri d’une immense vitrine surmontée d’une copie des Res Gestae, installée entre le quai du Tibre et cette même place qui reçut le nom de Piazza Augusto Imperatore. La polémique occasionnée en Italie par le réaménagement des lieux ces toutes dernières années suggère que le fondateur du Principat représente toujours un enjeu politique dans la mémoire collective italienne.

Julien l’Apostat et la tentation autobiographique

Laurent Angliviel (Université de Picardie)

Julien l’Apostat (355-363) a laissé un nombre d’écrits d’une importance sans égale dans l’histoire des empereurs romains. Il y défend ses convictions politiques et religieuses, ses priorités culturelles mais évoque aussi ses liens affectifs, offrant ainsi pour la première fois un accès possible à la subjectivité d’un empereur dans l’exercice du pouvoir. Par sa richesse même, cette documentation fait courir sans cesse le danger d’une lecture psychologisante lourde de contre sens et d’anachronismes potentiels. Et ce, d’autant