COMITÉ D’HONNEUR
Yvon Brès, directeur de la Revue philosophique de la France et de l’étranger
Pierre Hadot, président d’honneur de l’Association Louis Lavelle
Marc Fumaroli, de l’Académie française
Angelo Rinaldi, de l’Académie française
Bertrand Saint-Sernin, de l’Académie des sciences morales et politiques
Ce colloque s’inscrit dans le cadre des Célébrations nationales 2007
CONFÉRENCE
- De l’élan vital à l’élan spirituel : l’axe et le cercle, par Jean-François Marquet, professeur émérite à la Sorbonne (Paris IV);
- L’intelligence et la vie, par Francis Kaplan, professeur honoraire à l’université de Tours;
- Bergson et le darwinisme : une critique pertinente, par Hervé Barreau, directeur de recherches au CNRS, Strasbourg;
- Mouvement, action, création, ou les modalités de la durée vivante, par Jean-Louis Vieillard-Baron, professeur à l’université de Poitiers.
Programme
Présentation : (texte & vidéo)
L’axe et le cercle. De l’élan vital à l’élan spirituel,
par Jean-François Marquet
L’Evolution créatrice présente l’élan vital à la fois comme un jaillissement vers l’avant et comme une retombée ou une matérialisation (cf. l’image célèbre de la « dernière fusée ») – cette matière fournissant l’élément dans lequel un nouvel élan se projette, s’engloutit et engendre une vie se répétant continuellement en cercle, alors qu’un petit reste émerge pour produire un mode d’être supérieur. Le processus se répète à plusieurs niveaux et donne naissance à différentes dichotomies : végétal-animal, animal-homme, homme-surhomme, ce dernier terme n’apparaissant que sous la forme éclatée des grandes individualités mystiques, dont l’appel suscite l’essor des religions dynamiques, qui sont autant de reprises par conversion sur l’axe de la vie. C’est l’intelligence qui, en délivrant l’homme des déterminismes circulaires de la nature et de la société, le rend susceptible d’effectuer cette conversion, bien qu’elle-même soit incapable de l’accomplir par elle seule : c’est ainsi que, sur le plan historique, le christianisme, religion dynamique par excellence, est apparu au carrefour de l’intellectualisme grec et de la « passion de la justice » des prophètes d’Israël. Reste le problème de l’origine de la matière qu’on doit supposer née de la retombée du premier élan, comme si le processus créateur s’inaugurait par un échec ; mais Bergson ne soulève pas cette question, et l’historien ne peut que prendre acte de sa réserve.
La vie, essence de la réalité
par Francis Kaplan
Il n’y a guère que deux moyens pour l’intelligence de comprendre la vie, soit comme l’application d’un plan conçu par un esprit, donc à partir de la finalité, soit en la réduisant à la matière physico-chimique et en expliquant son apparente finalité par le seul jeu du hasard. Et Bergson montre que ces deux moyens échouent, que l’intelligence ne peut donc comprendre la vie. La réduction à la matière et l’explication de l’apparente finalité par le hasard constitue le darwinisme et Bergson montre longuement qu’il ne correspond pas aux faits. Il est plus rapide sur la critique de l’explication finaliste et, assez curieusement, alors que celle-ci, très généralement et depuis l’antiquité, fait de Dieu l’esprit qui conçoit le plan dont serait issu l’être vivant et qui le réalise, et que cette explication est en même temps une des preuve les plus populaires de l’existence de Dieu, il parle du plan sans parler de l’esprit qui le concevrait et le réaliserait. N’y a-t-il pas cependant une allusion en creux à Dieu lorsqu’il critique cette explication en disant qu’« on sent bien que, si l’univers dans son ensemble est la réalisation d’un plan, cela ne saurait se montrer empiriquement, [o]n sent bien aussi que, même si l’on s’en tient au monde organisé, il n’est guère plus facile de prouver que tout y soit harmonie (…) [L’]harmonie est loin d’être aussi parfaite qu’on l’a dit » (L’Evolution créatrice, édition du Centenaire des Œuvres de Bergson, parue aux PUF en 1959, p. 529 et p. 537). On reconnaît dans cette critique la critique que Kant fait de la preuve de Dieu par la finalité - sauf que Kant parle de Dieu et non Bergson. Tout se passe peut-être comme si Bergson voulait éviter d’apparaître comme niant l’existence de Dieu.
Bergson et le darwinisme : une critique pertinente
par Hervé Barreau
Bergson n’est pas le premier philosophe français qui ait critiqué la théorie darwinienne de l’Evolution. Il avait été précédé par Augustin Cournot dont on rappelle les quatre objections principales contre le darwinisme. La première, c’est que la luxuriance constatée des espèces ne semble pas correspondre à une nécessité de survie. La seconde, c’est la merveille des adaptations organiques. La troisième, c’est l’absence de fossiles d’espèces intermédiaires. La quatrième, c’est la lenteur postulée des transformations organiques par comparaison avec la rapidité des changements géologiques. Bergson connaissait ces objections, mais il voulait d’abord répondre à la théorie générale de Spencer, l’introducteur de la philosophie évolutionniste en Angleterre. C’est pourquoi il rendit sa critique du darwinisme solidaire d’une conception originale de l’Evolution de la vie, fondée sur la psychologie, et caractérisée par l’existence d’un « élan vital ». Cependant il ne dédaigna pas de faire la critique des théories scientifiques régnantes, notamment de celle de Darwin. Vis-à-vis de cette dernière, il prit pour cible la similarité de l’œil chez les Mollusques et les Vertébrés, une similarité qui, située sur deux lignes d’évolution divergentes, ne peut être attribuée à la sélection naturelle. Cette critique rencontre aujourd’hui les découvertes de la génétique qui, retrouvant des gènes identiques ou homologues, à la source de deux développements semblables, interdit de les considérer comme des « convergences » mais les conçoit comme des « parallélismes ». La notion bergsonienne d’une finalité comme vis a tergo s’en trouve confirmée. De plus, Bergson a ajouté, dans les Deux Sources, aux propriétés de l’élan vital déjà signalées, celle de procéder par « sauts discontinus ». Cette conception est clairement incompatible avec le gradualisme darwinien et se trouve reprise aujourd’hui par la théorie des équilibres ponctués (Eldredge et Gould, 1972). Le développement scientifique postérieur à L’Evolution créatrice n’est donc nullement contraire à la philosophie bergsonienne de la vie, qu’il est toujours utile de confronter avec les progrès de la génétique.
Mouvement, action, création, ou les modalités de la durée vivante
par Jean-Louis Vieillard-Baron
Bergson entend dans son œuvre repenser, à la lumière de l’intuition de la durée, le mouvement, l’action et la vie. S’interdisant de partir d’un concept abstrait de volonté, il établit la différence entre la vie immobile des végétaux et la vie mobile des animaux, puis, de l’observation physiologique il tire la distinction entre l’action réflexe et l’action volontaire. Et cette dernière suppose une grande énergie dont elle est le résultat.
La vie évolue à partir d’une activité originelle. Et cette évolution est création. Elle ne se réduit pas à la fabrication à partir d’éléments préexistants. Elle crée de telle sorte qu’aucun élément vivant ne peut avoir d’existence séparée. Les éléments sont des vues multiples de l’esprit sur un processus indivisible. On ne comprend pas la vie en l’abstrayant à partir des êtres vivants. La vie est un unique dynamisme qui se différencie continuellement. Cette évolution ne s’explique pas de façon épigénétique et déterministe par l’adaptation ; elle ne s’explique pas par la variation accidentelle. Ce qui vaut de l’espèce ne vaut pas du tout de la vie, car l’espèce tourne sur elle-même, se répète en se reproduisant, alors que la Vie est toujours créatrice et imprévisible. La Vie choisit, mais elle n’est pas assimilable à un sujet créateur. Elle est un flux, comme la conscience et la durée.
En tant qu’évolution, la vie est métamorphose ; le transformisme des néolamarckiens est adopté par Bergson. Mais l’évolution créatrice de la durée vivante montre que « la vie procède par insinuation » (L’évolution créatrice, p. 71 ; L’énergie spirituelle, p. 20). Ceci signifie qu’elle négocie avec la matière pour se développer. Ce qui caractérise ce développement est le geste de la « subdivision » par lequel la vie, qui n’est pas un concept mais un individu vivant, se différencie. On peut distinguer trois formes de la subdivision : perceptive, intellectuelle et vivante. Seule la subdivision naturelle est objective. La subdivision opérée par la perception est seulement a parte subjecti ; c’est l’homme percevant qui sépare des objets dans le perçu, car en réalité, il n’y a que des changements, il n’y a pas de choses qui changent (La pensée et le mouvant, p. 163). La subdivision opérée par l’intelligence est celle de la spatialisation qui dénombre les éléments en les situant dans un espace fictif. Mais la subdivision objective de la vie en êtres vivants est ce qui permet la création des âmes, au confluent du courant psychique de l’élan vital et de la résistance de la matière.
Ainsi nous ne pouvons penser la vie qu’en durée. La biologie contemporaine a expérimenté ce fait quand elle a utilisé le microscope électronique qui permet de voir la vie cellulaire, mais à condition de la tuer ; or il est essentiel d’observer la vie en son dynamisme à l’intérieur de la cellule même, ce que ne peut faire la vision microscopique. C’est bien ce que Bergson voulait, en se replaçant dans le mouvement de la durée vivante en ses diverses modalités.