« Il admirait grandement Gabriel Fauré, Gounod et Bizet. A Paris et à Venise, nous passâmes d’innombrables soirées ensemble à jouer toutes sortes de musique : française, allemande, italienne et anglaise… A certains de mes concerts, le nom de Reynaldo apparaissait sur le programme. Mais que ce fût parce qu’il n’était plus très jeune, ou parce que la nouvelle génération avait des buts musicaux qu’il n’aimait pas, il se prit d’aversion pour les jeunes compositeurs les plus avancés et ne vint quasiment plus à mes concerts pendant de longues années. »
Extraits de Souvenirs de Winnaretta Singer, princesse de Polignac – Fondation Singer-Polignac, Paris 2000
Monsieur le Président, chers amis,
Je suis particulièrement heureux d'ouvrir cette nouvelle saison de concerts en compagnie de Reynaldo Hahn, compositeur auquel je voudrais m'attarder dans cette brève présentation. D'abord parce qu'il est, évidemment, bien plus oublié que l'autre musicien du programme, Johannes Brahms ; mais aussi parce qu'il fut étroitement lié à la princesse de Polignac, comme habitué de cet hôtel, de ce salon de musique, et aussi du palais que Winnaretta possédait à Venise, sur le grand Canal.
Voici quelques jours à peine, je passais en vaporetto devant cette merveille de la Renaissance, et j'essayais de m'imaginer la Venise des années 1900, tel que l'a décrite Reynaldo Hahn dans ses Notes sans musique. Il raconte en particulier comment, pour ses amis du tout-Paris, il lui arriva de donner un concert nocturne sur une gondole où l'on avait embarqué un petit piano, devant lequel il chantait en s'accompagnant lui-même :
« Dans une barque illuminée, j'étais seul avec le piano et deux rameurs. Les gondoles se sont groupées autour de moi ; nous nous sommes installés à un carrefour où débouchaient trois canaux, au dessous de trois ponts d'une coupe charmante. J'ai chanté de tout ; pas un mot n'était perdu... Peu à peu, des passants se sont rassemblés, garnissant les balustrades des ponts ; un public plébéien s'est formé, compact, attentif... « Ancora ! Ancora ! » criait-on de là-haut. »
Tout Reynaldo Hahn est dans cette évocation : à la fois chanteur, poète, musicien, mondain, voyageur... Et ce mélange explique sans doute pourquoi sa place est aussi discrète dans l'histoire de la musique : comme son ami Proust, ses contemporains le regardaient parfois comme un talentueux dilettante, mais pas tout à fait comme un compositeur à part entière; ce qui est injuste en regard de la qualité de son œuvre
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Rappelons que Reynaldo Hahn est né à Caracas avant que sa famille ne s'installe à Paris, dans le quartier de l'Élysée. Très jeune, il entre au Conservatoire, où il devient l'élève favori de Massenet, son professeur de composition. Dès l'âge de quatorze ans, le succès de ses Chansons grises, mélodies sur des poèmes de Verlaine, fait de lui un personnage célèbre et une coqueluche des salons, spécialement celui de madame Alphonse Daudet où il se lie avec les fils de la famille, puis avec Marcel Proust. Sans entrer dans le détail de leurs relations, rappelons que les biographes de l'écrivain s'accordent pour reconnaître que Reynaldo est resté jusqu'à sa mort son ami le plus proche. Mais le jeune compositeur subjugue aussi les poètes, comme Verlaine qui, dit on, pleurait en écoutant ses Chansons grises, et Mallarmé qui broda pour lui quelques jolis vers :
« Du do premier au final do
glissent les doigts de Reynaldo »
Habitué des salons et de la haute société (le roi Édouard VII avait, parait-il, beaucoup de sympathie pour lui), Reynaldo Hahn est également un amoureux de la chanson et du café concert. Il entraine Proust aux Concerts Mayol et composera encore, à la fin de sa vie, quelques couplets pour Arletty dans sa comédie musicale O Mon bel inconnu. D'un registre à l'autre, il dirige Mozart à Salzbourg, s'enthousiasme pour Le Sacre du Printemps et ne rate pas une exposition de peinture. Son goût cultive jusqu'à l'extrême un mélange très parisien de grand art et de légèreté
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Reynaldo Hahn n'en est pas moins, je le disais, un vrai compositeur, dont l'art se caractérise au moins de deux façons :
Sa première qualité, et la plus éclatante, est un sens inné du texte chanté, qui n'étonne guère de la part d'un tel amoureux de la littérature. Hahn sait naturellement mettre en musique les mots, l'idée, la poésie ; sa ligne mélodique colle idéalement à la phrase, que ce soit dans ses recueils de mélodies avec piano, ou, plus tard, dans une série d'opérettes qui comptent parmi les chefs-d'œuvre du genre : Mozart, Brummel, Malvina.
Mais Reynaldo Hahn est aussi un classique à la française, épris de demi-teinte et de concision, amoureux du détail harmonique ou orchestral. Toute sa vie, il se reconnaîtra pour maître Camille Saint-Saëns, en proclamant qu'« il ne saurait y avoir de compositeur plus musicien ». Ce goût néoclassique avant l'heure apparaît dans une œuvre instrumentale relativement importante avec plusieurs concertos, des pièces pour piano et des œuvres de musique de chambre, en tête desquelles figure le Quintette que nous allons entendre.
Dans cette composition créée salle Gaveau en 1922 (à l'époque de Ciboulette), Reynaldo Hahn recourt à une combinaison instrumentale particulièrement prisée dans notre pays, où l'on préfère le trio, le quatuor et le quintette « avec piano ». Gabriel Fauré, autre disciple de Saint-Saëns, a employé magnifiquement cette formation, et on peut trouver quelque chose de fauréen dans la couleur mélancolique du Quintette en fa dièze mineur de Reynaldo Hahn... sauf que l'œuvre date des années vingt, alors qu'elle pourrait avoir été composée à la fin du XIXe siècle : signe de conservatisme, mais aussi d'indépendance, salué par le grand critique Claude Rostand : « C'est là, de toute la production de Reynaldo Hahn, la page que je choisirais, s'il fallait qu'il n'en restât qu'une. »
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Ce conservatisme devrait aussi rapprocher Reynaldo Hahn de son aîné Johannes Brahms : l'un et l'autre partagent le même amour de la tradition et le même refus des excès post-romantiques. Pourtant, le nom de Brahms est absent des écrits sur la musique de Reynaldo Hahn.
En vérité, les compositeurs français de cette époque ne prisent guère ce compositeur, tant paraît alors dominante la figure de Wagner dans le paysage allemand. Encore mal connu, Brahms se voit souvent réduit à la figure d'un conservateur un peu lourd qui se serait contenté d'exploiter le filon beethovénien. Il est amusant de rappeler à ce sujet quelques citations :
À propos du premier concerto pour piano, Camille Saint-Saëns écrit en 1879 : « Je ne vois pas d'inconvénient à convenir qu'il s'exhale du concerto en question – démesurément long - un ennui profond. Je connais ce concerto depuis longtemps ; voici la troisième fois que je l'entends, et je ne puis arriver à y découvrir un charme quelconque. Le sentiment en est lourd et maussade, les traits sont gauches et disgracieux ; la vie et la passion manquent à cette musique, qui semble s'agiter sur place, dans l'obscurité... ».
Saint-Saëns, moins dogmatique qu'on ne voudrait le croire, s'empresse toutefois d'ajouter : « M. Brahms me paraît infiniment supérieur dans ses quatuors, quintettes et sextuors pour instruments à cordes ; et dans ce genre si difficile, il a dépassé tous ses contemporains »
Debussy, de son côté, exécute le concerto pour violon, joué par Léopold Auer en 1903 : « Si j'étais une minute empereur de Russie, je menacerais M. L. Auer d'une immédiate Sibérie s'il continuait à mettre sa virtuosité au service de pareilles rocailleries ».
On voudrait discerner dans ces attaques une hostilité de principe envers la musique allemande, bien dans l'air du temps après la guerre de 1970. En vérité, cette sévère critique de Brahms n'a rien de spécifiquement français et on la retrouve chez la plupart des wagnériens à travers l'Europe, en particulier chez George Bernard Shaw. Les titres de ses articles en disent long : « L'assommant Requiem de Brahms », « Brahms ou la musique sans esprit ». Ces textes ont au moins l'avantage d'être spirituels lorsque Shaw écrit :
« La seule chose qu'on puisse dire à son avantage, c'est que ses caprices n'ont rien d'inconvenant : ce sont ceux d'un grand bébé, assez doué certes pour s'amuser avec des harmonies qui dépasseraient la plupart des adultes, mais bébé quand même, et qui n'est jamais plus heureux que quand il peut jouer avec une berceuse, toujours partant pour le cheval à bascule et le sucre d'orge, et toujours enclin, de façon quelque peu agaçante, à se déguiser en Haendel ou Beethoven et à faire un bruit prolongé et intolérable. »
C'est seulement après la guerre que la France commencera à aimer Brahms, comme en témoigne le célèbre titre de Françoise Sagan.
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Le goût change d'une époque à l'autre. Aujourd'hui, Brahms nous semble naturellement parlant. Son deuxième sextuor à cordes, op.36, fut composé en 1864, à l'âge de trente ans. Il marque la maîtrise atteinte par le compositeur dans la musique de chambre, juste avant de se tourner vers l'orchestre. On y retrouve la fidélité au premier romantisme, à la poésie de Schubert comme à la grande forme de beethovénienne, qui aurait dû, dans un autre contexte historique, séduire Reynaldo Hahn et ses contemporains... Heureusement, nous pouvons à présent aimer l'un et l'autre, dans la belle interprétation des jeunes musiciens de la Fondation auxquels il est temps de laisser la place.