Génies précoces
Avant-propos
Beaucoup d’entre vous connaissent ce merveilleux chef d’œuvre qu’est l’Octuor de Mendelssohn, c’est pourquoi je voudrais d’abord m’arrêter à ce personnage fascinant qu’est Georges Enesco, musicien majeur de la première moitié du XXe siècle, même s’il a surtout connu la gloire comme un violoniste, alors que lui même se voulait plutôt compositeur. C’est pourquoi il affectait parfois un léger dédain pour cet instrument qui l’avait rendu célèbre dans le monde entier, mais dont il regrettait les moyens limités, quand sa pensée musicale le conduisait plutôt vers la complexité de la polyphonie. Sa carrière de virtuose ne l’aura pas empêché, en tout cas, d’écrire un ensemble d’œuvres très important par la qualité, autant que par la force et l’originalité qui font de lui le plus grand compositeur de la musique roumaine.
Il s’agissait toutefois d’un roumain de Paris, en ce temps où les liens étaient étroits entre ces deux pays latins, et où la haute société roumaine était encore largement francophone. Enesco est toutefois d’origine beaucoup plus modeste, lui qui est né en 1881 – un an avant Stravinski – dans un village de la Moldavie roumaine et dans une famille d’agriculteurs qui pratiquaient occasionnellement la musique. Il découvre la musique avec un violoniste tzigane ; et son talent exceptionnel conduit sa famille à l’envoyer au conservatoire de Vienne où ses professeurs vont rapidement reconnaître ce musicien d’exception que Pablo Casals désignera, plus tard, comme « le plus étonnant génie musical depuis Mozart ».
Tout jeune adolescent, Enesco est alors envoyé à Paris qui, plus encore que Vienne, est la grande métropole musicale de cette fin du XIXe siècle. Divers récits évoquent l’arrivée de ce garçon trapu, animé par une grande vie intérieur et une multiplicité de talents. Ses camarades, le voyant avec son violon, supposent qu’il va étudier cet instrument ; à quoi le jeune Enesco répond qu’il hésite avec le piano (car il jouait aussi merveilleusement de cet instrument, si l’on en croit Alfred Cortot ou Dinu Lipati) ; mais qu’au fond c’est surtout la composition qui l’intéresse… Il entre ainsi dans la classe de composition de Massenet qui le décrit en 1895 comme « un individu exceptionnel », puis dans la classe de Fauré où il se lie avec d’autres jeunes musiciens, comme Ravel dont il créera plus tard la Sonate. Il devient également le protégé de la princesse roumaine Hélène Bibesco et s’impose très jeune comme un personnage central du milieu musical.
A la même époque, il francise son nom, transformant Enescu en Enesco, et il accomplit ses débuts de compositeur à Paris avec des créations très remarquées comme son Poème roumain pour orchestre, d’inspiration folklorique, joué aux concerts Colonne, ou encore sa première Sonate pour violon et piano qu’il crée avec son ami Alfred Cortot. C’est toutefois son prodigieux talent de violoniste qui va le distinguer aux yeux du public, en France et partout dans le monde, à l’égal de ses amis Fritz Kreisler ou Jacques Thibault. Quelques enregistrements, trop rares, témoignent d’un art exceptionnel que son élève chéri Yehudi Menuhin expliquait notamment par cette « faculté de créer le son comme s’il sortait à l’instant du néant, comme des mots ouvrant leur sens directement à l’esprit ». Sa virtuosité, toujours au service de la vérité musicale, ne l’empêche pas de pratiquer la musique de chambre et d’être également un grand chef d’orchestre.
Menuhin insistait toutefois le le fait que l’œuvre d’Enesco compositeur serait probablement « une des grandes découvertes du XXIe siècle ». Et Bela Bartok ne cachait pas non plus son admiration pour les compositions d’Enesco parmi lesquelles figurent des œuvres de musique de chambre, comme la troisième Sonate pour violon et piano, un Dixtuor à vent et une Symphonie de chambre, ou encore l’opéra Œdipe, créé à l’opéra de Paris en 1936 et malheureusement jamais repris. Après avoir partagé sa vie entre la France (l’hiver), la Roumanie (à la fin de l’été), les tournées de virtuose, Enesco s’installera définitivement à Paris après la seconde guerre mondiale et mourra dans cette ville en 1955. A cette époque, toutefois, il ne reste guère de place pour le langage d'un tel compositeur, très éloigné des nouvelles avant-gardes au sein desquelles seuls un Giörgy Ligeti saluera son art de compositeur. Mais il est vrai aussi que ses œuvres sont souvent exigeantes, à l’exception de certaines pages plus populaire comme les deux rhapsodies roumaines.
Cette inspiration roumaine, nous la retrouvons dans l’Octuor composé en 1900, mais au sein d’une composition beaucoup plus personnelle et originale. Il s’agit en effet d’un vaste monument musical en quatre mouvements que le compositeur voulait enchaînés pour donner l’impression d’un seul et immense mouvement de sonate. Cette structure porte la marque des grands maîtres classiques que Menuhin révérait comme Beethoven ou « ce cher Johannes » Brahms, mais on pourrait la rapprocher de la Sonate de Liszt pour cette capacité à construire l’œuvre entière à partir d’un thème initial duquel découvre les autres thèmes qui vont tous se rejoindre dans la valse finale.
L’Octuor paraîtra toutefois quelque peu déconcertant dans le Paris impressionniste de 1900, suscitant des débats entre le fils d’Edouard Colonne qui le trouve « horriblement beau » tandis que son père le juge « plus horrible que beau » et renonce à la programmer. L’œuvre sera finalement créée neuf ans plus tard, au théâtre des Arts. Mais sa forme savante ne l’empêche pas, me semble-t-il, d’exercer une vraie séduction par sa richesse mélodique, nourrie par les chants et les danses populaires. Enesco, d’ailleurs, se montre habile à nous tenir et à nous emporter dans son élan avec un sentiment de naturel, à travers ces quatre vastes mouvements et ces épisodes contrastés.
J’ajoute que le jeune Enesco, âgé de 19 ans, connaissait forcément l’Octuor de Mendelssohn, d’autant plus que l’octuor à cordes est un genre rare, en comparaison par exemple des quintettes ou des sextuors… On y trouve relativement peu de grands exemples dans l’histoire de la musique si l’on met à part Enesco ou encore Darius Milhaud. Mais celui de Mendelssohn demeure l’oeuvre la plus emblématique du genre, d’autant plus qu’elle marquait la révélation d’un prodige âgé de seulement seize ans.
En cette année 1825, la famille Mendelssohn vient d’emménager dans une somptueuse demeure qui devient aussitôt un haut lieux de la vie artistique berlinoise. L'harmonie qui émane de toute cette famille, mais aussi les talents éblouissants du jeune Félix ont quelque chose de magique : le compositeur en herbe semble aussi doué en équitation, en langues anciennes, en peinture, en mathématiques. Il découvre avec passion Shakespeare, entreprend de composer un opéra Et c'est avec cette même facilité géniale qu'il va composer cette œuvre miraculeuse qui résume par avance le génie mendelssohnien.
D'où lui est venue l'idée de composer pour huit cordes, en un temps où les seuls octuors, comme celui de Schubert, étaient basés sur le mélange des vents et des cordes ? On ne connaît pas la réponse ; mais le compositeur s'empare avec une étonnante maîtrise des huit instruments, traités parfois en solistes, parfois regroupés deux par deux ; ou encore utilisés de manière de manière presque orchestrale.
L'octuor doit sans doute encore beaucoup au style mozartien ; mais il montre aussi une sensibilité pré-romantique et une inspiration vraiment géniale qu'on retrouvera l'année suivante dans l'ouverture du Songe d'une nuit d'été. Cela tient du miracle, comme le soulignera Schumann : « Ni dans les temps anciens, ni de nos jours, on ne trouve une perfection plus grande chez un maître aussi jeune. »
Le premier mouvement est organisé comme un grand allegro classique, éblouissant d'énergie et de maîtrise formelle. L'andante qui suit est plein d'originalité par sa douce atmosphère de balade ancienne. Mais il faut s'arrêter davantage au troisième mouvement, inspiré par ces vers de Goethe, dans La Nuit de Valpurgis :
« Traînées de nuages et voiles de brouillard
S'éclairent par le haut
L'air passe dans le feuillage, le vent dans les roseaux
Et tout s'évanouit ! »
Partant de là, le jeune Mendelssohn écrit le premier des scherzos si caractéristiques de son art : une écriture très rapide, légère, presque féerique qui réapparaîtra elle aussi dans le Songe d'une nuit d'été. Selon Fanny Mendelssohn : « Le morceau se joue staccato et pianissimo ; les frissons des trémolos, les échos des trilles qui jettent des éclairs furtifs, tout est neuf, étrange, et pourtant tellement séduisant, familier, qu'il semble qu'un souffle léger vous élève vers le monde des esprits. On a envie d'enfourcher un manche à balai pour suivre cette joyeuse troupe ».
Après cette réussite éblouissante, le mouvement final ne fait en rien retomber l'intérêt, et frappe surtout par son écriture enjouée. L’Octuor fut certainement jouée dans la foulée entre amis. Ce chef d’oeuvre, comme celui d’Enesco, attendra toutefois plusieurs années avant d’être créé publiquement ; et cette création elle aussi s aura lieu à Paris, en 1832, à l’initiative du violoniste Pierre Baillot, à occasion d'un voyage en France de Mendelssohn – dont l’influence sera très grande sur la musique française au milieu du XIXe siècle.
Benoît Duteurtre
Programme
Georges Enesco (1881-1955)
- Octuor à cordes en ut majeur opus 7
- Très modéré
- Plus animé
- Très fougueux
- Finale. Mouvement de valse bien rythmé
Felix Mendelssohn (1809-1847)
- Octuor à cordes en mi bémol majeur opus 20
- Allegro moderato ma con fuoco
- Andante
- Scherzo. Allegro leggierissimo
- Presto
Biographies
Quatuor Ardeo
Si Ardeo – en latin je brûle – est le nom de ce quatuor, c’est aussi la devise avec laquelle les quatre jeunes femmes abordent leurs répertoires. Constitué en 2001 au sein du Conservatoire national supérieur de musique de Paris, le quatuor Ardeo fait aujourd’hui partie des formations françaises les plus renommées.
Une parfaite entente artistique, un esprit d’harmonie et une grande complicité donne naissance à un parcours couronné de plusieurs prix aux concours internationaux. Nommé “Rising Stars” en 2014, le quatuor se produit sur les plus prestigieuses salles européennes: Philharmonies de Cologne, de Paris et de Luxembourg, Concertgebouw d’Amsterdam, Konzerthaus de Vienne et de Dortmund, Laeiszthalle de Hambourg, Konserthus de Stockholm, Megaron d’Athènes, Auditori de Barcelone, Casa da Musica de Porto, Palace of Arts de Budapest, Barbican Centre de Londres, Festspielhaus de Baden Baden, Cité de la musique, Salle Cortot, centre Georges Pompidou, Arsenal de Metz... ainsi que dans de nombreux festivals: festival de Radio France de Montpellier, Folles journées de Nantes ainsi qu’en région et au Japon, Santander, Kuhmo...
En résidence à la Fondation Singer-Polignac de 2008 à 2016, le quatuor Ardeo a aussi, dès 2005 et pendant plus de dix ans, participé aux formations professionnelles et aux actions culturelles de l’association ProQuartet.
Quatuor Hermès
La florissante carrière du quatuor Hermès comprend des tournées aux quatre coins de l’Europe, en Asie (Chine, Japon, Taiwan), aux Etats-Unis et en Amérique du sud, ainsi qu’au Maroc, en Egypte au Kazakhstan et aux Emirats arabes unis. Les quatre musiciens jouent fréquemment dans de grands festivals français et étrangers comme celui de la Roque d’Anthéron, les Flâneries musicales de Reims, le festival de Radio France et Montpellier, le festival du Périgord Noir, le festival de Colmar, le festival de L’Orangerie de Sceaux, le festival de Pâques de Deauville ; au Cheltenham Music Festival, Mecklenburg-Vorpommern festival, Krzyzòwa Music Festival, Mantova Chamber Music festival…
Régulièrement invité aux Etats-Unis, le quatuor s’y produit dans de prestigieuses salles comme au Kennedy Center de Washington ou au Carnegie Hall de New York.
Son parcours est jalonné de rencontres déterminantes : les quatuors Ravel, Ysaÿe et Artemis avec lesquels les quatre musiciens se sont formés et ont développé une pensée musicale commune ; puis des personnalités marquantes comme Eberhard Feltz à Berlin, et plus tard Alfred Brendel, immense inspiration, avec lequel ils travaillent régulièrement aujourd’hui.
Le quatuor Hermès a reçu de nombreux prix : « Révélation Musicale de l‘Année » du Prix de la Critique 2014-15, le « Nordmetall Ensemble Preis 2013 » du festival Mecklenburg-Vorpommern. Il est également Premier Prix du Concours international de Genève 2011, Premier Prix au concours FNAPEC 2010, Premier Prix du Concours international de musique de chambre de Lyon 2009, et Premier Prix aux YCA International Auditions à New York.
Les quatre musiciens étaient en résidence de la Chapelle Reine Elisabeth de 2012 à 2016, et sont soutenus depuis 2015 par la fondation d’entreprise Banque Populaire.
Les disques du quatuor Hermès ont tous été récompensés par la critique française et internationale. Après une intégrale des quatuors de Robert Schumann très remarquée (notamment récompensée par un Choc de l’année 2015 du magazine Classica), le dernier opus - paru en janvier 2018 et consacré aux quatuors de Ravel, Debussy et Dutilleux - a reçu un Choc de Classica, ffff de Télérama et 5 diapasons, ainsi que des récompenses en Allemagne et aux Pays-Bas.
Elise Liu joue un violon David Tecchler prêté par le Fonds instrumental français.
Depuis août 2016, Omer Bouchez joue un violon de Joseph Gagliano 1796 prêté par Mécénat musical Société Générale.
Le quatuor Hermès est en résidence à la Fondation Singer-Polignac depuis 2013.