Voix multiples

Posted in Saison 2017-2018

James Ensor (1860-1949)
Ecce Homo (le Christ et les critiques)
1891, huile sur panneau, 12 x 16 cm
collection particulière

Dans cette toile de petite dimension, James Ensor donne ses traits au visage du Christ et ceux des critiques d'art Fétis et Max Sulzberger aux personnages qui l'entourent. L'aspect comique du tableau fait écho à la posture satirique de Maurizio Kagel et l'image du Christ au titre de son oeuvre : 24 décembre 1931


Prologue

Honneur, ce soir, à deux grands compositeurs contemporains : l'un, Mauricio Kagel, qui fut une figure majeure de l'avant-garde dans la deuxième partie du XXe siècle, et qui nous a quitté voici dix ans. L'autre qui est l'un des chefs de file de la musique anglaise, George Benjamin, particulièrement bien connu en France, car il a été l'élève de Messiaen et a été joué très souvent dans notre pays – récemment encore avec son opéra Written on skin, créé en 2012 au festival d'Aix-en-Provence.

On ne trouvera d'ailleurs que peu de rapports entre leurs deux esthétiques musicales. Mais nous avons voulu en revanche, dans la première partie du programme, montrer en quoi la musique de George Benjamin, comme celle d'autres compositeurs britanniques, va parfois chercher son inspiration dans les siècles anciens, et notamment dans cet âge d'or de la musique anglaise que furent les XVIe et XVIIe siècle – comme en témoignera en ouverture de ce concert la musique de John Dowland.

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Dowland, beaucoup d'entre vous ont au moins entendu son nom, souvent associé à celui de plusieurs autres : John Bull, William Byrd, Orlando Gibbons qui, tous, ont vécu durant ce qu'on appelle la « période élisabéthaine », correspondant au règne de la reine Elisabeth I  et de son fils Jacques I - et marquée notamment par l’œuvre de Shakespeare. Ils ont en commun d'avoir écrit des chef-d'œuvres pour la voix, mais également pour le clavier, et aussi pour les violes qu'on va entendre ce soir et qui connaissent à l'époque une vogue extraordinaire.

Associé à ce groupe de compositeurs, John Dowland n'en a pas moins beaucoup voyagé. Il a vécu en France auprès de l'ambassadeur d'Angleterre et s'est converti au catholicisme ; après quoi il est devenu luthiste à la cour du roi Christian IV de Danemark auquel il rend hommage dans la gaillarde qui ouvrira le programme. C'est également durant cette période qu'il va publier ses célèbres Lachrimæ  : une série de pavanes pour ensemble de violes qui vont devenir célèbres dans tout le continent. La pavane, danse lente et noble à quatre temps, est pourtant déjà démodée à cette époque, mais les compositeurs anglais vont en faire un terrain d'exploration et d'invention musicale. Dowland en particulier, emploie des modulations et des dissonances souvent très audacieuses. Sa musique montre également une expressivité intense, soulignée par les titres des sept pavanes qui forment le recueil des Lachrimæ  : « larmes anciennes », « larmes gémissantes », « larmes tristes », « larmes de l'amant ». Il semble toutefois que cette propension au chagrin était une signature artistique qui n'empêcha pas Dowland de mener une existence brillante : il avait fait des larmes sa spécialité et disait de lui même « Semper Dowland, semper dolens » (toujours Dowland, toujours souffrant).

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Quatre siècles plus tard, sa musique demeure en tout cas une source d'admiration voire même d'inspiration pour nombre de compositeurs anglais. Et, pour bien comprendre cette fascination, il faut rappeler que la musique anglaise, après la génération de Byrd, Bull, Gibbons, Dowland, allait connaître un dernier sommet, au milieu du XVIIe siècle, avec le génie d'Henry Purcell… Après quoi elle allait quasiment s'effacer de la grande Histoire. Si l'on met à part Haendel – cet Allemand, passé par l’Italie avant de réinventer le grand oratorio anglais – , on serait bien en peine de citer durant tout le XIXe siècle un compositeur britannique de premier plan – quelque soit le respect qu'on porte à la musique d'Elgar.

Il faudra attendre le milieu du XXe siècle et Benjamin Britten pour assister à une seconde renaissance musicale anglaise. Et cette école moderne va parfois, spontanément, revisiter le lointain âge d'or de la musique ancienne : on le voit chez un John Tavener qui reprend les grandes formes du Moyen-âge et de la Renaissance, chez un Michael Nyman qui joue avec des couleurs baroques à la Purcell, ou ce soir chez George Benjamin qui choisit de faire accompagner la voix par un ensemble de violes et qui adapte son écriture à cet instrument de la Renaissance.

Soulignons à ce propos que Benjamin est un compositeur particulièrement sensible à la couleur et au timbre dans une tradition pas très éloignée de ce qu'on appelle en France l'impressionnisme musical. Il a toujours mis en avant son amour de Debussy, puis celui de son maître Messiaen. Et si son langage se rattache, pour une part, au courant atonal, ce n'est jamais chez lui au détriment d'une poésie sonore immédiatement accessible. L'œuvre vocale qu'on va entendre, Upon Silence, lui a ainsi été inspirée, en 1989, par la découverte de la viole et de la richesse de ses timbres. Il la met à profit pour accompagner un poème du grand écrivain William Butler Yeats, intitulé l'Araignée d'eau – et qui évoque tour à tour Jules César préparant une campagne militaire, Hélène de Troie adolescente à Sparte et Michel Ange peignant la Chapelle Sixtine. Mais la partition s'inspire aussi de certains procédés d'improvisation de la musique classique indienne. Je cite Benjamin lui même qui nous dit « a l'image de l'araignée d'eau au dessus de l'eau, la voix plane au dessus du flot de son des violes, tantôt turbulent, tantôt calme ».

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Avec Mauricio Kagel, nous passerons dans une monde artistique complètement différent, et nous remonterons d'une génération, puisque Kagel a été – avec Stockhausen, Boulez, Cage, Berio, Ligeti – une figure marquante de l'avant-garde dans la deuxième moitié du XXe siècle. Né en Argentine, en 1931, il est en arrivé en Europe en 1957 au moment où le mouvement sériel prônait encore une esthétique très formaliste, nourrie par les mathématiques et la géométrie – et débouchant souvent sur des musiques austères pour ne pas dire rébarbatives.  Mais si Kagel a rejoint ce mouvement en s'installant à Cologne, il allait rapidement, à l'instar de John Cage, s'appliquer à insuffler à cette avant-garde une forme de fantaisie, de liberté, et même de provocation qu'on pourrait qualifier de néo-dadaïste – rompant avec l'esprit d'un sérieux d'un Boulez et qui allait beaucoup marquer les jeunes compositeurs dans l'après 1968.

Son œuvre, qui prend parfois la forme d'un théâtre musical, s'applique ainsi à désacraliser les codes de la musique, du concert et du bon goût. On pourrait citer parmi ces facéties un Concerto grosso pour chiens solistes et orchestre à cordes, ou encore le film Ludwig van qui mélange quantité d'extraits d'œuvres de Beethoven dans une étonnante cacophonie, mais aussi Rrrr qui évoque d'Alembert s'endormant sur son Encyclopédie à la lettre « R ». Au delà de la provocation, Kagel montre toutefois, d'une œuvre à l'autre, une imagination sonore et poétique parfois très saisissantes. Au fil des ans, il soulignera plus encore sa volonté de s'emparer de tous les éléments du langage musical, y compris populaire, pour les magnifier, les déconstruire, les revisiter, avec une personnalité riche et ludique qu'on pourrait rapprocher de celle d'autres grands Argentins venus en Europe à la même époque, comme George Lavelli, Alfredo Arias ou Copi.

L’œuvre que nous allons entendre s'intitule en allemand Le 24 décembre 1931 – autrement dit le jour de la naissance de Kagel. C'est une suite de huit petites pièces inspirées par des extraits de journaux parus ce même jour, et qui font écho à différentes actualités à travers le monde – qu'il s’agisse d'une émeute en Argentine, pays natal de Kagel, d'une opération militaire japonaise en Mandchourie, de l'effondrement d'une partie de la bibliothèque du Vatican, de la question du chômage au moment de la grande dépression, et enfin de la mise en action de cloches américains par télécommande à partir de la Palestine... Autant de points de départ que Kagel met en musique pour baryton et un petit ensemble instrumental, et qui vont lui offrir l'occasion de jouer avec les codes du langage musical, tout comme il joue avec ces fragments d'information. Voici en tout cas l'une de ses œuvres les plus emblématiques et l'une de celles où se manifeste son génie de la trouvaille sonore, quand il joue par exemple avec les harmoniques des cordes de façon tout à fait étonnante – parmi beaucoup d'autres trésors que vous allez découvrir...

 

                                                               Benoît Duteurtre


Programme

John Dowland (1553-1626)

The King of Denmark, His Galliard

Lachrimae Antiquae, extrait du cycle Lachrimae or 7 tears

George Benjamin (1960)

Upon silence, sur un poème de William Butler Yeats Long-legged fly

Interpètres
  • Ensemble Maja
    • Anaïs Bertrand mezzo-soprano
    • Robin Pharo, Margaux Blanchard, Olivia Gutherz, Louise Pierrard, Marion Martineau viole de gambe
    • Bianca Chillemi direction

Mauricio Kagel (1931-2008)

... den 24. xii 1931 nouvelles amputées pour baryton et instruments

Interprètes
  • Ensemble Maja
    • Jean-Christophe Lanièce baryton
    • Khoa-vu Nguyen violon
    • Andreï Malakhov alto
    • Clotilde Lacroix violoncelle
    • Rémi Demangeon contrebasse
    • Thibault Lepri, Othman Louati percussions
    • Paul Beynet, Bianca Chillemi piano
© FSP JFT

Biographies

Ensemble Maja

L’ensemble Maja est né de la rencontre et de l’amitié de jeunes musiciens professionnels issus du Conservatoire national supérieur de musique de Paris, qui ont une passion commune : la voix. A l’origine de ses désirs d’expansion : le duo classique piano et voix. L’ensemble Maja explore, chevauche et explose ce schéma tant aimé. C’est ainsi qu’il va chercher tout le répertoire pour voix et petites formations instrumentales. Il s’appuie pour cela sur une formation à géométrie variable qui lui permet d’évoluer en toute liberté parmi une collection d’œuvres toujours très différentes.

L’ensemble Maja raconte des histoires en musique. Le prisme de la théâtralité est la clé pour faire accéder au plus grand nombre ce répertoire d’apparence « élitiste ». La démarche de l’ensemble s’inscrit dans un travail étroit entre chanteurs et instrumentistes qui sont au service d’une même finalité : la scène. Ici, pas de chef, mais le défi de se plonger à voix égales dans l’interprétation des œuvres. C’est l’espace à la frontière des genres qui l’intéresse en établissant une passerelle entre la musique de chambre et la musique lyrique. Fort de cette énergie, l’ensemble est lauréat du concours Musiques d’ensemble de la FNAPEC en février 2014.

Son choix d’œuvres s’est porté sur le répertoire pour voix et petites formations instrumentales, dont il propose l’exploration pour les XXe et XXIe siècles. Trois œuvres majeures ont indiqué les différentes voies adoptées par l’ensemble : Aventures et Nouvelles aventures de Gyorgy Ligeti pour trois chanteurs et ensemble de sept instrumentistes ; Les Chansons Madécasses de Maurice Ravel pour mezzo-soprano, flûte traversière, violoncelle et piano et …Den 24 xii 1931 pièce de théâtre musical de Maurizio Kagel pour baryton-basse, piano à quatre mains, quatuor à cordes et deux percussionnistes. Si l’ensemble Maja a le désir de promouvoir le répertoire de musique de chambre avec voix existant, il souhaite aussi mener une démarche de création musicale avec des compositeurs de la nouvelle génération. Ce projet a conduit l’ensemble Maja à réaliser les créations mondiales d’œuvres de Mathieu Bonilla, Matias de Roux et Januibe Tejera.

L’ensemble est en résidence à la Fondation Singer-Polignac depuis 2016.

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Bianca Chillemi piano et direction

Bianca Chillemi baigne dans un univers riche en sonorités et en couleurs depuis sa plus jeune enfance. Issue d’une famille d’artistes argentins, elle découvre le jazz, le folklore et la peinture grâce à ses parents. Elle obtient au cours de ses études un master de lied et mélodie dans la classe d’Anne Le Bozec et Emmanuel Olivier, au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris (CNSMDP). Elle est également titulaire d’un master dans la classe de direction de chant d’Erika Guiomar et Nathalie Dang, remis à l’unanimité du jury. Au cours de sa formation, Bianca a bénéficié des conseils d’éminents artistes parmi lesquels David Walter, Michel Moragues, le quatuor Ysaye, Hortense Cartier Bresson, Hartmut Höll, Andrea Corrazziari, Axel Bauni, Eric Battaglia, Jan Philip Schulze, Ariane Jacob et Susan Manoff pour n’en citer que quelques-uns.

Ses goûts éclectiques lui font aborder un très large répertoire, du classique au contemporain, du lied à l’opéra, les formations allant du duo à l’orchestre. C’est au gré des rencontres et des collaborations que sa personnalité se construit. En 2007, elle enregistre un CD avec l’ensemble vocal Aedes (dir. Mathieu Romano) pour l’œuvre Via Crucis de Liszt. Sa passion pour la voix commence en 2002. Depuis, elle noue de plus en plus de collaborations étroites avec les chanteurs, ce qui l’amène à fonder en 2012 son propre ensemble dédié à la musique de chambre du XXe siècle avec voix, l’ensemble Maja. Elle est pianiste-chef de chant sur Voyage à Reims de Rossini à l’abbaye de Royaumont en mai 2015, opéra mis en scène par Stephan Grögler, et sur la production de la Cité de la Musique à Paris de l’opéra de Betsy Jolas, Iliade l’amour, sous la direction de David Reiland, en mars 2016. Son vif intérêt pour la musique contemporaine l’amène à être sélectionnée par le festival d’Aix-en-Provence pour l’académie Voix et Création en juillet 2015.

Bianca est soutenue par la Fondation Meyer et le mécénat Société Générale.