Le salon moderne
Un demi siècle de musique française : notre programme, ce soir, commence en plein romantisme avec sa figure emblématique, Hector Berlioz, pour s'achever à l'aube de la musique moderne avec Claude Debussy. Une immense évolution placée à la fois sous le signe de la rupture et de la continuité ; car la musique moderne va rompre par maints aspects avec l'esthétique romantique ; mais le romantisme porte également en germe les évolutions musicales de la fin du XIXe siècle.
Pour éclairer ce paradoxe, l'exemple de la peinture et de la littérature est parlant. En peinture, par exemple, les impressionnistes, fondateurs de l'école moderne, sont d'une certaine façon aux antipodes du romantisme dont ils abandonnent tout le côté héroïque, fantastique, passionnel, historique, pour se livrer à l'observation de la nature ou à la description du monde moderne. Pourtant, le sens impressionniste de la couleur est déjà présent chez certains maîtres romantiques, en particulier Delacroix qui préfigure la magie chromatique et la liberté de trait de la peinture moderne.
De même, dans le domaine poétique, le pessimisme de Baudelaire et les sophistications du symbolisme paraissent très éloignés du lyrisme de Lamartine ou des visions légendaires de Hugo. Mais en même temps, une partie de l'école romantique, à travers par exemple Théophile Gautier, préfigure déjà par son raffinement le courant poétique moderne – à tel point que Baudelaire lui dédiera Les Fleurs du mal.
En musique, on pourrait évoquer le cas Wagner, que certains voudront voir comme le point culminant et l'aboutissement du romantisme allemand, tandis que d'autres y verront un magicien de la couleur, ouvrant à l'art des portes nouvelles – à commencer par Renoir qui ira peintre le portrait du maître à Bayreuth... De ce point de vue, d'ailleurs, Berlioz n'est pas tellement éloigné de Wagner : parce qu'on trouve dans son œuvre tout un côté amour-passion, un goût du geste épique, une culture de l'idéal qui appartiennent complètement au romantisme ; mais que sa musique montre aussi un goût des raffinements orchestraux et une invention formelle qui préfigurent les voies de la musique à venir.
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Un premier exemple en sera donné ce soir avec le célèbre recueil des Nuits d'Eté, composé en 1838 sur des mélodies de Théophile Gautier – encore lui – que nous entendrons dans la version initiale pour voix et piano.
Dans cette composition, en effet, Berlioz rompt avec le style de la romance, qui représentait jusqu'alors l'essentiel de la musique vocale française. Ces chansons d'un lyrisme facile étaient généralement interprétées dans les salons par des chanteurs d'opéra, sur des accompagnements assez simples. Avec les Nuits d'été, Berlioz ouvre la voie à un autre genre : la « mélodie », autrement dit l'équivalent français du lied allemand. La forme est plus élaborée que dans les anciennes romances, le lien avec le texte plus fin, plus souple ; la partie de piano est conçue comme un morceau de musique, au delà du simple accompagnement – préfigurant la version orchestrale que Berlioz mettra au point ultérieurement. La voie semble ainsi ouverte à tous ceux qui feront briller après Berlioz l'art de la mélodie avec piano.
Parmi ces héritiers, il faut naturellement citer Saint-Saëns, même si ce n'est pas l'aspect le mieux connu de son œuvre. On sait que Saint-Saëns a fondé, en 1871, la Société Nationale de Musique qui revendique l'héritage de Berlioz et qui va jouer un rôle central dans le développement de la musique française. On sait aussi que Saint-Saëns est, comme Berlioz, un grand coloriste de l'orchestre. Mais, dans ses nombreuses mélodies avec piano, il se révèle aussi fin connaisseur du lied, connu en France à travers Schubert et Schumann. Il met notamment un soin particulier dans l'écriture de l'accompagnement, la construction harmonique, et il se distingue par sa prosodie parfaite.
Nous entendrons ainsi la remarquable version originale de la Danse Macabre, sur un poème d'Henri Cazalis. Saint-Saëns a composé cette mélodie avec piano en 1872, avant d'en donner la célèbre version orchestrale deux ans plus tard. Nous entendrons également deux poèmes de Victor Hugo, l'écrivain de prédilection de Saint-Saëns : L'Attente qui fait partie des Mélodies orientales (1870) et Viens, une flûte invisible (1885), dans un genre plus champêtre qui fait dialoguer la voix et l'instrument à vent. Saint-Saëns, grand voyageur, a également composé des mélodies sur des textes anglais, italiens, espagnols – comme ce boléro à deux voix, El Desdichado , composé en 1884, mais dont nous entendrons la version française signée Jules Barbier.
Malgré certaines réussites, la mélodie n'est sans doute pas, toutefois, le domaine naturel d'expression de Saint-Saëns, comme l'écrit gentiment son disciple Fauré : « Certes, chez Saint-Säens, la pensée semble parfois avoir habité ces régions sereines, pareilles aux Champs Elysées, où la violence, les paroxysmes, sont inconnus, où règnent côte à côte la gravité, l'esprit, le charme et la tendresse souriante. Cette atmosphère éveille des sentiments qu'on appellera peut-être des sentiments moyens. Ils auront suffi cependant à lui inspirer bien des pages à la fois délicieuses et durables. »
De fait, l'art de la mélodie avec piano va surtout s'épanouir avec des musiciens comme Gounod, Massenet, Chausson, Duparc, Chabrier, et bien sûr Gabriel Fauré qui a laissé le plus bel et le plus vaste ensemble de compositions, dans ce domaine. Nous en entendrons ce soir trois exemples très contrastés, avec d'abord une œuvre de jeunesse, la première mélodie composée par Fauré âgé de 16 ans, mais restée assez célèbre : Le Papillon et la fleur, sur un poème d'Hugo, qui rappelle encore le style de la romance ; ensuite une page très célèbre, Après un rêve, qui date de 1878 et nous conduit dans un extraordinaire kaléidoscope harmonique ; enfin une pièce moins connue et plus brillante pour deux voix et piano, Puisqu'ici-bas tout âme, qui date de l'époque où Fauré fréquentait le salon de Pauline Viardot.
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L'autre partie de ce programme, en alternance avec les mélodies, sera tournée vers le répertoire de chambre. Celui-ci constitue en effet un autre aspect important de la musique française au XIXe siècle, dont nous pouvons suivre l'évolution.
Dans la première moitié du siècle, la musique instrumentale est, pour une bonne part, dévolue aux exercices de virtuosité. Certains instruments sont particulièrement prisés comme la harpe, très à la mode depuis le temps de Marie-Antoinette ; mais aussi la flûte qui fait fureur dans les salons, bientôt rejointe par le violoncelle, à travers quelques grands virtuoses comme Franchomme, ou Jacques Offenbach dans sa jeunesse.
Le plus souvent, les virtuoses écrivent des morceaux destinés à faire briller leur instrument, sans être forcément musicalement très passionnants. Pourtant, le compositeur méconnu Eugène Walckiers – un peu comme Berlioz, toutes proportions gardées – sort des sentiers battus en pleine époque romantique. Il est lui même un grand virtuose de la flûte, mais c'est aussi un compositeur de talent, étonnamment libre et inventif dans certaines pages ; comme le scherzo de ce Trio publié en 1860.
Avec Saint-Saëns, la musique de chambre prend une toute autre ampleur. Ce fut d'ailleurs la principale action de la Société Nationale de Musique que de développer ce répertoire avec une ambition calquée sur les modèles classiques et romantiques allemands. Il faut toutefois préciser que les deux pages que nous allons entendre ce soir sont plutôt des morceaux de salon, toujours subtilement fabriqués comme chez Saint-Saëns – mais loin de l'ambition de ses grandes œuvres de musique de chambre. Ainsi la poétique Romance pour flûte et piano, également connue dans sa version avec orchestre ; et l'adaptation pour violoncelle et piano d'un air célèbre tiré de son opéra Samson et Dalila ; parfait exemple de ce répertoire « de genre » qui faisait fureur dans les cafés et les salons.
Vous serez peut-être plus frappé encore par la qualité de la musique de Widor, l'un de ces jeunes compositeurs qui - comme Fauré - s'engouffrent avec talent dans les voies ouvertes par Berlioz puis par Saint-Saëns. Aujourd'hui, nous connaissons surtout Widor par son œuvre pour orgue, dont il est l'un des principaux maîtres ; mais c'est aussi un compositeur à part entière, auquel on doit de nombreuses pages symphoniques et de musique de chambre, souvent de grande qualité. Témoin cette Suite pour flûte et piano qui date de 1898 et fut écrite pour Paul Taffanel, l'un des grands flûtistes de son temps.
Enfin, c'est avec Debussy, l'initiateur de toute la musique moderne que nous allons terminer ce programme. Le Prélude à l'après midi d'un faune, composé en 1894, constitue véritablement l'acte de naissance d'un art nouveau, miraculeux par sa liberté, son invention, ses couleurs qui n'ont plus rien de romantique. Comme le dira Boulez, c'est avec la flûte du faune que « commence une respiration nouvelle de l'art musical... » Cette œuvre tellement originale place nénanmoins au premier plan la flûte, instrument du XIXe siècle, et marque ainsi une forme de continuité dans la rupture. On l'entendra encore mieux dans cette transcription pour flûte et piano à laquelle Debussy avait songé mais qui fut finalement réalisée par Gustave Samazheuil.
Ainsi arrivons-nous au point de destination. Je vous propose donc maintenant de reprendre le voyage depuis le point de départ, mais en musique.
Benoit Duteurtre
Programme
Biographies
L’Armée des Romantiques
Epoque polémique émaillée de combats artistiques et de conflits esthétiques, le XIXe siècle est une période d’effervescence, riche en découvertes : un nouveau langage musical s’établit.
Jusqu’alors, les compositeurs français ne pouvaient prétendre à la légitimité qu’au travers de la scène lyrique, la musique instrumentale étant dominée par l’école allemande.
Or leur besoin d’émergence et d’émancipation était tel que, sous l’impulsion de Camille Saint-Saëns, la Société Nationale de Musique vit le jour, sa vocation étant de susciter une nouvelle musique de chambre française.
Le propos de L’Armée des Romantiques est de restituer ce répertoire dans le contexte intellectuel et artistique de l’époque, de retrouver l’atmosphère stimulante des salons, de mettre en scène tous les acteurs de cette période de mutation.
Les instruments historiques donnent un parfum de modernité aux œuvres tout en éclairant les liens indissociables entre la facture instrumentale et les compositions.
Ensemble à géométrie variable, formation instrumentale ou vocale selon les programmes, L’Armée des romantiques sort des sentiers battus, ne se contente pas de faire écouter des œuvres, mais met en scène et permet de comprendre toute une époque au travers des sujets et des thèmes qui faisaient débat dans les salons parisiens du XIXe siècle.
L'Armée des Romantiques est en résidence à la Fondation Singer-Polignac.
Magali Léger soprano
Magali Léger a commencé ses études de chant avec Christiane Eda-Pierre et les poursuivit avec Christiane Patard au Conservatoire national supérieur de musique de Paris dont elle obtint le 1er prix à l’unanimité en 1999.
En 2003, elle est nommée dans la catégorie "Révélation" des Victoires de la Musique.
Elle devient rapidement une habituée des plus grandes scènes de concert et d'opéra (opéras de Lyon, Nantes, Metz et Rouen, Opéra Comique, Grand-Théâtre du Luxembourg, Châtelet, Cité de la Musique, Lincoln Center à New-York, Teatro Comunale de Bologne, Vienne, Festivals d'Aix en Provence, de Beaune), où elle aborde aussi bien le répertoire baroque que la création contemporaine, sans négliger les joyaux du répertoire classique et romantique.
Alain Buet baryton
Après des études au Conservatoire à rayonnement régional de Caen et au Conservatoire national supérieur de musique de Paris, il se perfectionne auprès de Richard Miller et entame une carrière de soliste et de pédagogue.
Son répertoire s’étend du XVIe au XXe siècle. Il est régulièrement invité par les plus grands festivals en France et à l’étranger, tels que Beaune, Epau, La Chaise Dieu, les Promenades musicales en Pays d’Auge, Les folles journées de Nantes, Septembre Musical de l’Orne, Versailles (Chapelle Royale et Opéra), Fez, Innsbruck, Istanbul, Cremone, Parme, Beethoven Fest à Bonn, Leipzig, festival Bach à Lausanne, Concertgebouw à Amsterdam.
Alexis Kossenko flûte
Alexis Kossenko est diplômé du Conservatoire Sweelinck d'Amsterdam, a reçu le 1er prix du Conservatoire national supérieur de musique de Paris dans la classe d’Alain Marion et le 1er prix à l’unanimité du concours international de flûte Lions-Club.
En concerto, il se produit tant à la flûte traversière moderne ou baroque qu’à la flûte à bec.
Il collabore avec de prestigieux ensemble et a joué sous la direction de chefs renommés tels que Justus Frantz, Mstislav Rostropovitch, Valery Gergiev, Arie van Beek, Sir John Eliot Gardiner, Philippe Herreweghe, Skip Sempé, Louis Langrée, Lars-Ulrik Mortensen, Jos van Immerseel, Hervé Niquet, Emmanuel Krivine, Fabio Biondi, Ton Koopman, Jérémie Rhorer.
Il est actuellement flûte solo de la Chambre philharmonique, du Concert d'Astrée et du Cercle de l'Harmonie.
Emmanuel Balssa violoncelle
Après ses études au Conservatoire à rayonnement régional de Lyon puis auprès de Maurice Gendron, Emmanuel Balssa s’est spécialisé dans l’interprétation de la musique ancienne au Conservatoire royal de La Haye puis au Conservatoire royal de Bruxelles dans la classe de Wieland Kuijken où il obtient son diplôme supérieur « avec distinction » en 1993 .
Il se produit régulièrement au sein d’ensembles tels que Les Arts Florissants, la Petite Bande ou le Ricercar Consort avec lesquels il effectue de nombreux concerts et enregistrements.
Il consacre par ailleurs une part importante de son activité à la musique de chambre tant avec son propre ensemble qu’avec des personnalités musicales telles que Christophe Rousset, Gérard Lesne, Arthur Schoonderwoerd, Bruno Cocset avec lequel il a enregistré des sonates de Barrière et Canzone de Frescobaldi, ou encore le violoncelliste Hidemi Suzuki avec qui il a enregistré des sonates de Gabrielli.
Rémy Cardinale piano
Après des études au Conservatoire national supérieur de musique de Paris où il obtient un premier prix de piano et un premier prix de musique de chambre, il entre dans la classe de Jean-Claude Pennetier. Il étudie le pianoforte auprès de Patrick Cohen et en 2001, il remporte le 4e prix au concours international de Bruges et le 1er prix de pianoforte au Conservatoire national supérieur de musique de Paris.
Parallèlement à sa carrière de soliste, Rémy Cardinale se consacre pleinement à la musique de chambre et fonde en 2010 L’Armée des Romantiques avec Alexis Kossenko. Pianiste, pianofortiste, soliste et chambriste, Rémy Cardinale est un musicien curieux des musiques et des répertoires de toutes les époques. Il a développé un goût particulier pour l’interprétation des œuvres sur instruments historiques.