Tango-Fandango | 15 novembre 2007
Tango-Fandango
Ce soir, comme vous l'avez remarqué, le piano a laissé sa place à un autre instrument, puisque notre concert sera consacré au clavecin et à l'une de ses plus grandes interprètes, Elisabeth Chojnacka.
Dans la culture musicale courante, le clavecin apparaît généralement comme un ancêtre du piano. Instrument à clavier de l'époque baroque, il précède chronologiquement le pianoforte, puis le piano moderne - auxquels ceux ci ont emprunté la plus ancienne partie de leur répertoire - je pense à la musique de Bach, mais aussi à Haendel, Scarlatti, Couperin ou Rameau.
Plus près de nous, le mouvement baroque a voulu rendre sa spécificité au clavecin, en jouant ces mêmes compositeurs sur des copies d'instruments d'époque. Encore plus près de nous, des pianistes comme Alexandre Tharaud démontrent avec brio qu'ils peuvent encore se permettre de revisiter le répertoire des clavecinistes... Mais pour l'essentiel, le clavecin reste assimilé à l'époque baroque, au risque d'oublier que cet instrument a continué sa propre histoire, parallèlement à celle du piano, spécialement au XXe siècle où il a inspiré tout un répertoire original. C'est ce répertoire que nous vous proposons de découvrir ce soir.
Il nous faut d'abord remonter dans le temps et nous rappeler la figure de Wanda Landowska, artiste polonaise du début du XXe siècle qui fut la première grande claveciniste moderne. Elle était d'ailleurs une habituée de cette maison où elle participa à la création des Tréteaux de Maître Pierre de Manuel de Falla, en 1923.
Wanda Landowska, installée en France, fut aussi la première à donner au clavecin une intégrale des Variations Goldberg, en 1933. Mais elle souhaitait parallèlement susciter la création d'un répertoire pour son instrument et créa de nombreuses oeuvres comme le Concerto de Manuel de Falla que nous entendrons tout à l'heure, ou de celui de Poulenc qu'elle avait rencontré dans cet hôtel.
Désireuse d'adapter son instrument aux salles de concert moderne, Wanda Landowska avait fait construire par la maison Pleyel un nouveau clavecin qui fait aujourd'hui sourire les baroqueux - de même que les orgues du début du XXe siècle leur semblent incongrus - mais qui est évidemment mieux approprié à ce répertoire moderne. Il en va de même pour l'instrument que nous entendrons ce soir, commandé par Elisabeth Chojnacka à un facteur anglais, installé à Paris.
En effet - par un hasard surprenant de l'histoire - si Wanda Landowska est disparue en 1959 aux Etats Unis, c'est une autre polonaise installée en France, Elisabeth Chojnacka, qui joue depuis 1970 le rôle de grande interprète et de grande inspiratrice du clavecin moderne. Elle a créé des oeuvres de Ligeti, Xenakis, Marius Constant, François Bernard Mâche et beaucoup d'autres, comme en témoigne ce concert où quatre des six oeuvres ont été composées pour elle.
Elisabeth Chojnacka tient également à défendre la place de son instrument, dans toute la diversité de son répertoire. C'est pourquoi elle commencera son récital en rendant hommage à deux grands maîtres.
Tout d'abord Manuel de Falla qui a donné au clavecin moderne son premier chef d'oeuvre avec ce Concerto de chambre, où l'orchestre est remplacé par un simple quintette de vents et de bois. Créée en 1926, cette oeuvre à la fois austère et ardente enthousiasmait Ravel et compte parmi les chefs d'oeuvre du XXe siècle. Le clavecin soliste dialoguera ce soir avec musiciens en résidence de la Fondation Singer-Polignac. Un autre compositeur espagnol, Padre Soler, nous offrira ensuite un retour en arrière vers le clavecin du XVIIIe siècle, avec une partition étrangement moderne, le plus ample ostinato du répertoire baroque, au rythme obsédant inspiré par la danse du fandango.
Les quatre oeuvres suivantes ont été composée pour Elisabeth Chojnacka et nous sommes heureux de vous les faire découvrir, en rappelant non seulement que la création a retrouvé sa place naturelle dans cette maison, mais aussi qu'elle peut nous apporter ce plaisir immédiat que prônait Debussy. Je crois que les compositeurs nous font l'amitié d'être présents ce soir. C'est pourquoi je ne m'étendrai pas sur leur talent, de crainte de passer pour flatteur, et me contenterai de quelques mots de chacune de leurs oeuvres.
Yves Prin est un musicien raffiné très libre d'esprit et d'oreille qui nous laisse deviner dans cette pièce son amour du tango, en dépassant les dimensions habituelles du genre pour composer un vaste tango duo, où les cordes pincées du clavecin dialoguent avec le souffle du bandonéon - joué par Max Bonnay, partenaire habituel d'Elisabeth Chojnacka.
Graciane Finzi est l'une de nos grande compositrices, tout aussi fidèle au sens du plaisir et de la couleur musicale. Dans Espressivo, elle a opté pour un parti pris contraire aux habitudes du clavecin en écrivant une pièce d'expression, loin du style rythmique qui prédomine souvent. Vous entendrez également, mêlés, à l'instrument naturel, des sons enregistrés sur une bande magnétique.
Faut-il enfin rappeler que Martial Solal est l'une des grandes figures du jazz moderne ? Il est également, parmi les jazzmen, l'un de ceux qui montrent la plus grande diversité de talent, écrivant pour le cinéma d'Orson Welles, ou composant des oeuvres pas très loin de la tradition classique. Dans la pièce que nous entendrons ce soir, Elisabeth Chojnacka a voulu surtout saisir son art le plus spontané, en lui proposant de transcrire plusieurs de ses improvisations.
Notre concert s'achèvera avec la toccata fiévreuse et enivrante du compositeur anglo-américain Stephen Montague, pour achever de démontrer que le clavecin est un instrument bien vivant, débarrassé de nos archaïsmes de pensée
Benoit Duteurtre