Le maître du Nord et son disciple slave | 13 mars 2008
Brahms-Dvorak
Ce concert réunit deux compositeurs que la vie elle même s'est chargée de rapprocher : j'ai eu déjà l'occasion, lors d'une précédente soirée musicale, de rappeler tout ce que la carrière musicale de Dvorak devait à l'amicale protection de Brahms. Le premier n'était qu'un jeune apprenti boucher de Bohème, décidé à devenir compositeur et gagnant difficilement sa vie à Prague. Le second, compositeur allemand au sommet de sa gloire, frappé par son talent, le recommanda à son propre éditeur de musique, permettant à Dvorak de se consacrer pleinement à la composition.
Ces deux artistes ont également en commun l'opinion plutôt dédaigneuse qu'on a longtemps jeté sur leur musique dans notre pays. Car bizarrement, au moment où l'école française donnait le meilleur d'elle même, Johannes Brahms passait à Paris pour un musicien lourd et "germanique" dans le sens le moins aimable du terme. Citons les propos de Paul Dukas : "C'est toujours ingénieux, souvent intéressant, jamais émouvant ni poignant". Ou ceux de Saint-Saëns sur le premier concerto pour piano : "Mme Szarvady a fait un acte de courage en jouant le concerto en ré mineur de Johannes Brahms... Il s'exhale du concerto en question - démesurément long - un ennui profond ; voici la troisième fois que je l'entend et je ne puis arriver à y découvrir un charme quelconque." Quant à Debussy, il trouve que le concerto pour violon de Brahms et la Sérénade mélancolique de Tchaïkovski "se disputent le monopole de l'ennui".
Dvorak, de son côté, victime peut-être du trop grand succès de sa Symphonie du Nouveau Monde, traînera longtemps une réputation de facilité et de sentimentalisme. Ainsi, Gabriel Pierné, grand compositeur et chef d'orchestre, créateur de l'Oiseau de feu, jugera cette musique tellement dépourvue d'intérêt qu'il refuser au jeune Pablo Casals de jouer le concerto pour violoncelle. Aussi aberrantes qu'elles paraissent, ces fautes de jugement sont compréhensibles : outre la connaissance superficielle qu'avaient alors les français de Brahms ou Dvorak, leur préoccupation esthétique était ailleurs... Mais il est intéressant de voir comment notre concert contredit les clichés qui couraient alors sur ces compositeurs.
De Brahms, d'abord, on a soulignait alors le côté conservateur, les formes amples et majestueuses, un brin austères puisées dans la tradition beethovenienne. Mais si cette vision vaut pour la première partie de son oeuvre (sonates pour piano, musique de chambre, premières compositions symphoniques), le second versant de l'oeuvre de Brahms constitue quasiment l'antithèse du premier.
Dans les ouvrages composés à la fin de sa vie, le compositeur se montre de plus en plus subtil, raffiné, concis, amoureux du détail et de l'élipse. Je songe aux Klavierstücke opus 116, 117, 118, 119, mais aussi à certains ouvrages de musique de chambre comme les sonates pour violon, et toutes les oeuvres nées composées par Brahms après sa rencontre avec le clarinettiste Richard von Mühlfeld : les sonates op. 120, le trio op.114 et le quintette op.115. Composé en 1891, ce trio existe également dans une version avec alto que nous entendrons ce soir - version approuvée par le compositeur, puisque les tessitures de la clarinette et de l'alto se rejoignent. On y trouve comme un résumé de l'art de Brahms à la fin de sa vie : une extraordinaire mélancolie, jamais appuyée ni sentimentale, mais qui atteint au sublime dans l'agencement des lignes mélodiques entrecroisées et la profondeur des harmonies.
Ces oeuvres battent en brèche l'image de Brahms conservateur : elles influenceront d'ailleurs Schönberg et l'école de Vienne par leur sens de la concision musicale - quand bien même Brahms s'oppose au wagnérisme, qui représente alors la tendance dominante de la musique moderne. Cette guerre de chapelles qui fait rage entre anciens et modernes suscite en Allemagne des jugements aussi sommaires qu'en France, tel celui de Frédéric Nietzsche, grand wagnérien qui déclare : "Brahms est le musicien type des femmes désabusées".
La "modernité" de Brahms se manifeste pourtant, non seulement par l'originalité de ses dernières oeuvres, mais aussi par l'attention qu'il porte aux couleurs nouvelles qui émergent alors dans l'Europe musicale. Car si le wagnérisme est un modernisme international, cette époque voit aussi émerger les grandes écoles "nationales" qui, en Russie, en Espagne, dans l'Europe du Nord et l'Europe centrale, vont nourrir une bonne part de la musique du XXe siècle.
En ce domaine, le compositeur des Danses hongroises fait presque figure de précurseur. Sensible à cette floraison, il admire sans réserve la Carmen de Bizet et, de la même façon, il encourage Dvorak à cultiver la couleur slave dans sa musique. Le jeune compositeur tchèque a lui-même hésité à adopter le style lyrique wagnérien, dont l'influence est si puissante. Il s'y est essayé dans pages sans grand succès. Et l'influence de Brahms, avec celle de Smetana et du tout jeune Janacek, l'aide à renoncer à cette voie en composant les très belles Danses slaves, hommage raffiné à la musique de son pays.
Composé en 1878, comme le premier cahier des Danses slaves, le Sextuor à cordes est l'une des premières compositions de Dvorak où se mêlent harmonieusement la tradition de la musique de chambre romantique et cette couleur, nourrie par la musique populaire. Si le premier mouvement suit assez classiquement les canons de la forme sonate, le deuxième et le troisième sont particulièrement frappants - avec d'abord cette dumka, mélodie tchèque au balancement très poétique ; puis ce furiant qui est au contraire une danse rapide. L'oeuvre s'achève par un grand finale varié qui semble revenir à l'exemple de Schubert, si aimé de Dvorak et si proche par son inspiration fraîche et naturelle.
Brahms ne s'y trompera pas, déclarant à propos de cette oeuvre : "Quelle invention merveilleuse, quelle fraîcheur et quelle sonorité magnifique". Mais au delà de la musique, les légendes sont tenaces et une partie du public français continuera à voir Dvorak comme un tâcheron de la musique, un paysan doué mais un peu pataud, auteur d'oeuvres trop ambitieuses pour lui. On aimerait être pataud de cette façon là !
Benoit Duteurtre