Dans les hautes sphères de la musique de chambre | 15 mai 2008
Schubert-Beethoven
Est-il nécessaire de le préciser ? Nous allons entendre ce soir un des plus grands chefs- d'oeuvre de toute la musique : le Quintette avec deux violoncelles de Schubert. Le titre mérite d'ailleurs qu'on s'y arrête un instant. En effet, les quintettes à cordes classiques et romantiques sont généralement écrits pour deux violons, deux altos et un violoncelle ; tandis que Schubert a choisi d'écrire sa partition pour deux violons, un alto et deux violoncelles ; comme pour donner à l'ensemble une couleur plus grave, mais aussi permettre à l'un des des violoncelles de chanter, tandis que l'autre assume plus traditionnellement la partie de basse.
Cette oeuvre singulière dépasse, surtout, les divisions schématiques qu'on retrouve habituellement dans l'oeuvre de Schubert :
D'un côté, c'est le musicien presque populaire, le Viennois bohème, compositeur de valses, de pièces pour piano à quatre mains, et surtout de lieders, véritables chansons poétiques qui marquent la naissance du romantisme et qui lui vaudront la gloire bien avant le reste de son oeuvre. Ce Schubert-là préfère les formes concises, auxquelles il insuffle naturellement son inspiration, sans s'aventurer dans les grandes architectures.
De l'autre côté, c'est un Schubert plus secret, se lançant dans des oeuvres monumentales et complexes, comme les dernières sonates pour piano, que Schumann en son temps, trouvait un brin maladroites quoique traversées par des inspirations sublimes. Il faudra attendre notre époque pour aimer vraiment ces vastes conceptions poétiques qui semblent anticiper les symphonies de Mahler. Nous sommes en tout cas très loin de la grande forme classique et de l'art du développement incarné à la même époque par Beethoven.
Or, dans le Quintette à deux violoncelles, Schubert s'empare pour une fois de cette architecture musicale classique avec une aisance parfaite. Il parvient à conjuguer la clarté et les vastes proportions, tout en insufflant à l'oeuvre son art poétique et son raffinement musical si personnel.
Mais j'ai déjà prononcé deux fois le nom de Beethoven, car pour Schubert et ses contemporains viennois du début du XIXe siècle, Beethoven est la référence absolue, le monstre sacré qui inspire et intimide à la fois. Si solitaire et misanthrope qu'on puisse le dépeindre, Beethoven est alors un musicien célèbre dans toute l'Europe, pour la place nouvelle qu'il a donnée au répertoire instrumental et symphonique, pour le transfigurer avec une invention fascinante. Schubert qui a vingt sept ans de moins est un jeune homme déjà remarqué, mais un peu perdu dans l'anonymat de la foule musicale viennoise, sans rien de comparable avec son aîné.
La légende s'est d'ailleurs emparée de ce décalage entre les deux hommes, et maints récits nous disent comment Beethoven, sur son lit de mort, aurait soudain compris le génie du jeune Schubert. A ce moment précis, le tonnerre gronde et un éclair jaillit dans le ciel... La réalité fut sans doute plus banale. Et la seule rencontre avérée entre les deux hommes eut lieu lors de l'enterrement de Beethoven, où Schubert était l'un des porte-torches qui encadraient le cercueil du grand musicien. De ce Beethoven impressionnant, maître absolu de la science musicale, on trouvera ce soir une illustration dans le Dixième quatuor, une partition composée en 1809 par un musicien à l'apogée de son art, juste après les cinquième et sixième symphonies, le concerto l'Empereur et le Concerto pour violon. On y sent effectivement la maîtrise atteinte par la formule beethovénienne : avec ses développements envoûtants, fondés sur la répétition d'une mince cellule rythmique, dans le premier et le troisième mouvement ; avec aussi son lyrisme simple et déchirant dans le mouvement lent. L'oeuvre porte le surnom "les Harpes", en raison de l'importance relative du jeu en pizzicato - mais ce n'est là qu'un détail anecdotique, comme la goutte d'eau de Chopin.
Toute sa vie, le jeune Schubert restera probablement intimidé par l'exemple magistral de Beethoven. Peu avant sa mort, il voudra encore prendre des leçons de contrepoint, comme s'il ne possédait pas un métier assez solide. Il ne s'attaquera d'ailleurs jamais au genre du concerto et montrera longtemps ses difficultés devant la symphonie ou la sonate pour piano.
Il en va un peu différemment de la musique de chambre ; peut-être parce que ce genre fut le plus naturel à Schubert, qui pratiquait le violon en famille depuis son enfance. Mais même dans ce domaine, on peut remarquer que c'est après la mort de Beethoven, dans la dernière année qui lui restait à vivre, que Schubert a composé ses plus grands chefs d'oeuvres : ce quintette et les deux trios avec piano - comme si la disparition du maître le libérait enfin de ses scrupules.
Je ne vous infligerai pas pour finir une analyse détaillée de cette oeuvre qui parle d'elle- même ; mais je voudrais insister sur l'un des aspects les plus neufs du Quintette, écrit en 1828, trois ou quatre mois avant la mort de Schubert, et dont les dimensions très amples semblent annoncer la musique post-romantique. Le premier mouvement est à lui seul une sorte de symphonie, avec ses thèmes, ses épisodes, conduits avec une parfaite maîtrise, où vous reconnaîtrez certains moments schubertiens irrésistibles, comme le mélancolique second thème, accompagné par une formule obstinée qui a toute la simplicité de la musique populaire.
On retrouve d'ailleurs ce goût des formules répétitives dans le second mouvement, une pages qu'Arthur Rubinstein voulait entendre à son enterrement, et dans laquelle un petit balancement de berceuse semble se mêler au chant le plus émouvant. Ce mouvement, interrompu par un épisode fiévreux suffirait à lui seul à faire entrer Schubert dans le panthéon des plus grands musiciens. L'oeuvre sera pourtant oubliée pendant plus de vingt ans, alors même que le compositeur sera déjà connu dans toute l'Europe pour ses lieder. Dans les deux derniers mouvements, enfin, Schubert semble oser jouer pleinement avec l'ivresse d'un scherzo ou les danses d'un finale. Il met un point final à son oeuvre en s'emparant très librement et très habilement de la grande forme beethovénienne dans laquelle il insuffle ses rêveries, comme pour jeter un pont entre le classicisme et le romantisme.
Benoit Duteurtre