Intimités contrastées

Posted in Saison 2015-2016

Avant-propos

Trois débuts de siècle

       Les trois œuvres qui composent ce programment ont pour seul point commun de nous raconter trois débuts de siècle : le siècle romantique avec le célèbre quatuor La Jeune Fille et la mort, composé en 1824 par Schubert ; le siècle moderne avec la rugueuse Fantaisie Bétique écrite par Manuel de Falla pour Arthur Rubinstein, en 1919 ; et enfin notre siècle avec La Ronde de Thierry Escaich, composé en l'an 2000.

 Schubert

        Le miracle de Schubert ne tient pas seulement dans l’abondance et la qualité de son œuvre, produite en quelques années seulement. Il réside aussi dans son extraordinaire diversité de caractère, ce qui ne l'empêche pas d'être toujours immédiatement personnelle et reconnaissable.  Ainsi alternent au fil des compositions le Schubert printanier de La Truite et le Schubert sombre de La Jeune Fille et la mort ; le Schubert littéraire des lieder et le Schubert abstrait des symphonies ; le Schubert des petites formes – impromptus et moments musicaux, le Schubert classique des quatuors à cordes et le Schubert pré-mahlerien des grandes sonates.

 

       Dans La Jeune Fille et la mort semblent ainsi se combiner le caractère ténébreux, le classicisme formel du quatuor, et aussi l'inspiration littéraire, puisque, je le rappelle, ce titre fut d'abord celui d'un lied : Der Tod und das Mädchen, opus 7 n° 3, D.531 composé par Franz Schubert en février 1817. Les paroles du journaliste poète Matthias Claudius sont en forme de dialogue :

La jeune fille

Va-t'en ! Ah ! Va-t'en !

Disparais, odieux squelette !

Je suis encore jeune, va-t-en !

Et ne me touche pas.


La Mort

Donne-moi la main, douce et belle créature !

Je suis ton amie, tu n'as rien à craindre.

Laisse-toi faire ! N'aie pas peur

Viens doucement dormir dans mes bras !

        Quelques années plus tard, en mars 1824, le Quatuor à cordes en ré mineur D. 810, est le quatorzième composé par Schubert pour cette formation. Le second mouvement reprend le thème du lied sous forme de variations – comme c'était aussi le cas dans le quintette La Truite, mais avec une unité plus marquée dans l'ensemble de la partition, entièrement conçue en mode mineur et sous-tendue par un jeu de correspondances. Ainsi le thème de l'allegro initial semble-t-il issu rythmiquement du motif de la mort dans le lied ; la partie centrale du scherzo reprend, elle aussi, le choral de la mort ;  tandis que le presto final s'apparente à une tarentelle cauchemardesque qui combine le motif de la mort à des rythmes de danse.

        Dans les papiers de Schubert, retrouvés après sa disparition, figurait un texte de 1822, intitulé Mon rêve, qui fait écho, lui aussi, à l'inspiration du quatuor D.810 : « J’appris qu’une pieuse jeune femme était morte ; autour de sa tombe cheminait un cercle immense de jeunes hommes et de vieillards qui semblaient plongés dans les béatitudes de l’éternelle félicité ; ils parlaient bas pour ne pas réveiller la jeune femme. De célestes pensées jaillissaient de la tombe et se répandaient sur la foule avec un doux murmure. J’éprouvai l’ardent désir d’entrer dans le cercle. Ô prodige ! dirent les gens, il y entre, — et, en effet, je m’avançais lentement, avec recueillement et foi profonde, les yeux fixés sur la tombe. Sans m’en apercevoir, j’étais dans le cercle où se faisait entendre une musique merveilleusement adorable. J’entrevis le bonheur éternel, et, de plus, je rencontrai mon père aimant et réconcilié ; il me serra dans ses bras et pleura, mais moi encore davantage. »

        La première du quatuor eut lieu, à titre privé, le 29 janvier 1826 chez Josef Barth, ami du compositeur, et l'œuvre fut publiée en 1831, trois ans après son décès. La Jeune Fille et la mort est cependant l'une des compositions qui ont assuré la gloire de Schubert, dans les années suivantes, alors même que se développait le romantisme dont il apparaissait soudain comme le précurseur, plus encore que Beethoven.

 Manuel de Falla

        Avec Manuel de Falla nous voici dans un monde bien plus proche de nous, au moins historiquement, puisque Falla a fréquenté ce salon Polignac où l'un de ses chefs d'œuvres, commandé par la princesse,  Les Tréteaux de Maître Pierre, fut créé le 25 juin 1923.

        A cette époque, la figure et l'œuvre de Falla suscitaient une admiration presque unanime de Stravinski, Debussy et du milieu artistique : non seulement parce qu'il était le chef de file du renouveau de l'école espagnole, puisant à la fois dans la tradition populaire de son pays et dans la musique française moderne ; mais aussi parce que son catalogue, volontairement économe et de plus en plus dépouillée au fil des ans, ne semble constitué que de chefs d’œuvres.

        Seconde grande composition pour piano après les Pièces espagnoles de 1907-1908, la Fantaisie Bétique, de 1919 témoigne de cette évolution. Même si l'inspiration populaire espagnole prédomine toujours (baética est, en latin, le nom de l’Andalousie), Falla s'éloigne des modèles impressionnistes d'Albeniz et Debussy. Comme l'écrit Guy Sacre dans son grand ouvrage sur la musique de piano : « Le peu qui restait d'indécis et de flou disparaît, et la sécheresse l'emporte. Falla offrait encore à festoyer ; désormais il impose le jeûne. Sa musique renonce à séduire. Elle ne caresse plus, elle rudoie. Falla transforme le piano en une espèce de guitare géante qui prélude, dispose librement ses motifs, digresse en phrases chantantes, en motifs purement rythmiques, avant d'accompagner en sourdine la mélopée du chanteur. »

        Cette originalité de la partition déconcertera d'ailleurs son dédicataire, Arthur Rubinstein, qui la trouvait sans doute un peu trop brutale et ne la fera guère figurer à son répertoire, même s'il a par ailleurs beaucoup défendu l’œuvre de Manuel de Falla.

 

Thierry Escaich

        Enfin, nous sommes heureux de conclure ce programme avec La Ronde de Thierry Escaich, en présence du compositeur, car telle est la tradition de cette maison, tournée depuis l'origine vers la découverte et la création ; mais aussi parce qu'Escaich – le plus jeune membre de l'Académie des Beaux Arts – est déjà à cinquante ans une figure majeure et un cas à part dans le monde musical.

        Sa personnalité s'est affirmée très rapidement, dans les années 1990, au sein de ce nouveau courant de la musique contemporaine qu'on qualifie parfois de « tonal », par opposition à l'avant-garde atonale... Pour autant, et malgré des débats esthétiques souvent très vifs, la figure d'Escaich n'a guère suscité de contestations, comme si un tel talent ne pouvait inspirer que le respect. Car Thierry Escaich est un musicien prodige, naturel, immédiatement et pleinement lui même, dans le langage qu'il s'est forgé et qu'on peut tenter de caractériser par quelques traits :

        – Un lien avec la tradition française de l'orgue, dont il est l'un des virtuoses les plus renommés, et qui a probablement nourri sa riche harmonie et son sens de l’improvisation.

       – Une intensité expressive quasi-romantique, un feu contenu, qui semble le rapprocher parfois d'un César  Franck, mais aussi d'un Rachmaninov ou d'un Scriabine.

       – Un sens rythmique extraordinaire, contagieux, envoûtant, qui semble rappelle les grandes heures de la musique moderne, dans le sillage de Stravinski, de Prokofiev et du jazz.

        Tout cela se retrouve dans ce quintette pour piano et cordes composé en 2000 et inspiré par La Ronde d'Arthur Schnitzler, mais aussi par le film de Max Ophüls qui en est tiré. La valse du film, composée par Oscar Straus, se voit ainsi utilisée dans les différents épisodes de la partition : un scherzo un peu fantasque, une grande valse lente presque extatique, et l'ostinato final. Elle surgit dans des réminiscences et symbolise « ce manège fatal des sentiments amoureux qui tourne, faisant et défaisant les couples au gré des tourments de la vie ».

 Benoît Duteurtre


Programme

Franz Schubert (1797-1828)

Quatuor n° 14 en ré mineur La jeune fille et la mort D. 810

Manuel de Falla (1876-1946)

Fantasia Bética pour piano (1919)

Thierry Escaich (1965-)

La Ronde pour quatuor à cordes et piano (2000)

Interprètes

Quatuor Arod

Jordan Victoria, Alexandre Vu violon

Corentin Apparailly alto

Samy Rachid violoncelle

 

Philippe Hattat piano

Biographies

arod1Quatuor Arod

Créé en 2013, le quatuor Arod remporte en février 2014 le 1er prix du Concours européen de la FNAPEC ainsi que le Prix spécial ProQuartet-CEMC.

Fruit de la rencontre entre quatre musiciens issus du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris et partageant la même passion pour la musique de chambre, le quatuor Arod a bénéficié de l'enseignement de Jean Sulem (quatuor Rosamonde) et est actuellement en résidence à la Chapelle Musicale de la Reine Elisabeth de Bruxelles, suite à l’invitation et dans la classe du Quatuor Artemis. Ils travaillent par ailleurs avec de grands musiciens parmi lesquels le quatuor Debussy, le quatuor Ebène, le quatuor Diotima, François Salque, Jérôme Pernoo ainsi que le Tokyo Quartet.

Le quatuor Arod se produit en concert dans de nombreux festivals : Les Vacances de Mr Haydn, Les Mélusicales, Musique à Versailles, Novembre musical de Bonne, Les Cordes en Ballade, Festival international de Pontlevoy, Festival Debussy, Festival de Pentecôte en Berry, Festival les Inouïes, Les Rencontres Franco-Américaines de Missilac etc… Ils sont également invités à se produire aux côtés d’artistes tels que les clarinettistes Michel Lethiec et Romain Guyot, les pianistes Claire Désert et François Chaplin et le Quatuor Debussy.

Également présent sur les ondes, le Quatuor Arod a pu être entendu sur France Musique dans l’émission de Dominique Boutel « La Matinale du Samedi », « Le Magazine des Festivals » de Lionel Esparza ou encore « La Matinale Culturelle » de Vincent Josse et Nicolas Lafitte.

Le quatuor Arod est en résidence à la Fondation Singer-Polignac depuis janvier 2015.

Le quatuor Arod est habillé par « Blandin et Delloye – Paris ».


Philippe HattatPhilippe Hattat piano

Né en 1993, Philippe Hattat étudie le piano au Conservatoire de Levallois-Perret puis l’accompagnement au piano au conservatoire à rayonnement régional de Paris, avant d’entrer dans ces deux disciplines en 2011 au conservatoire national supérieur de musique de Paris, respectivement dans les classes de Jean-François Heisser et de Jean-Frédéric Neuburger.

Ses expériences musicales sont multiples : concerts en solo, en musique de chambre et avec orchestre ; divers festivals d’été (Le Brulhois musical, les Estivales en Puisaye-Forterre, etc.) ; spectacles mêlant lecture et musique ; expérience radiophonique (Radio-France). Il a également remporté plusieurs concours et académies (Concours Claude Bonneton de Sète, Académie Maurice Ravel de Saint-Jean-de-Luz, etc.). Il se veut également un ardent défenseur de la musique contemporaine.

En parallèle, il étudie le violoncelle, le clavecin, l’orgue et la composition.

Philippe Hattat est aussi passionné de linguistique.