Entre amis chez Liszt

Posted in Saison 2013-2014

Avant-propos

Paris est à l'honneur dans ce beau programme de rentrée, qui souligne l'importance paradoxale de cette ville dans l'Histoire du romantisme. La France, en effet, n'a pas été le berceau principal de la musique romantique, dont le langage prend plutôt ses sources ans le classicisme viennois, celui de Beethoven et de Schubert. Quand aux compositeurs les plus célèbres de cette époque, ils sont pour la plupart originaires d’Allemagne et d'Europe centrale – Schubert, Schumann, Mendelssohn, Weber, Wagner, Chopin Liszt... – mais aussi d’Italie avec Bellini, Donizetti et Verdi. Berlioz passant généralement pour une exception française.

Le paradoxe, c'est que Paris est néanmoins le principal théâtre de la vie musicale à cette époque ; celui où beaucoup de ces compositeurs ont choisi de jouer une partie importante de leur carrière, à commencer par Wagner et Verdi. C'est aussi la ville où nombre d’entre eux se sont fixés provisoirement ou définitivement, à commencer par Liszt et Chopin – si bien que Paris, sans être le foyer du romantisme, en devient rapidement le carrefour.

Cette force d'attraction qui connaît un point culminant dans la décennie 1830-1840 a sans doute plusieurs raisons qu'on peut tenter d'énumérer :

– D'abord, l'attrait exercé par la première ville d’Europe, héritière du rayonnement artistique de l'ancien régime, au XVIIe et du XVIIIe siècles, mais aussi d'une certaine modernité de pensée, de mœurs, de gouvernement, qui doit quelque chose au grand cataclysme révolutionnaire et napoléonien. Inversement, le mouvement des nationalités en Autriche Hongrie, et d'autres troubles révolutionnaires font converger vers Paris quantité d'exilés. Dès la restauration, mais plus encore sous Louis Philippe, Paris devient, et va rester tout au long du XIXe siècle, une ville favorable aux artistes qui trouvent sur le fameux « boulevard » une forme d’art de vivre extraordinairement cosmopolite. Comme l'écrit Franz Liszt en 1837 : « Paris impose à l’Europe attardée ses révolutions et ses modes ; Paris est le panthéon où l'on devient dieu pour un siècle ou pour une heure ; le foyer brûlant qui éclaire et consomme toute renommée. »

– D'autre part, si Paris n'est pas alors un haut lieu de la musique pure, c'est en revanche la ville centrale du théâtre, et donc de l'opéra, au moins dans sa dimension mondaine et spectaculaire, avec ses cantatrices élevées au rang de divinités : La Pasta, la Sontag, la Malibran. Mais c'est aussi l'un des lieux ou va se jouer l'autre passion du premier romantisme, celle de la virtuosité, avec l'apparition de compositeurs-interprètes, pianistes, violonistes, violoncellistes, véritables héros de cette époque. Ces figures à la fois poétiques et musicales suscitent la passion du public et des écrivains : en particulier Paganini, Liszt et Chopin : des artistes qui se connaissent, qui se fréquentent, et qui vont donner au romantisme parisien toute sa ferveur.

Le modèle du genre est Paganini, avec son teint pâle, ses cheveux noirs et son regard perçant digne des personnages de Contes d'Hoffmann. Son nom va d'ailleurs devenir un adjectif, au point que tout virtuose se verra désormais qualifié de « Paganini » de son instrument. Né en 1782, il est d'une génération plus âgé que les jeunes romantiques, mais ses succès internationaux connaissent leur apogée relativement tard, alors qu'il a 45 ans et commence à parcourir l’Europe, Paris en tête. Il y donne des séries de concerts triomphaux en 1831 et 1832, avant de perdre beaucoup d'argent dans le lancement du Casino Paganini. Comme il le dit lui même « Je ne suis ni jeune, ni beau. Au contraire , je suis fort laid ! Mais lorsque les femmes écoutent ma musique, elles se mettent à pleurer et je deviens leur idole : elle se roulent à mes pieds. ». Surtout il fascine la jeune génération, exerçant son influence sur Liszt ou Chopin, inspirés par ses traits qui semblent libérer l'instrument. Rossini, de son côté, déclare : « Je n'ai pleuré que trois fois dans ma vie. La première fois, ce fut lors de la chute de mon premier opéra. La deuxième fois, ce fut au cours d'une promenade en bateau, lorsqu'une dinde truffée tomba à l'eau. La troisième fois, ce fut en entendant jouer Paganini. »

Paganini se lie également d'amitié avec avec Berlioz, qu'il va soutenir financièrement, en lui commandant Harold en Italie, grande symphonie pour alto et orchestre. Car le dieu du violon, est tout aussi brillant à l'alto, auquel cette œuvre va donner ses lettres de noblesse. Dans cette symphonie concertante en quatre mouvements, Berlioz évoque des scènes de la montagne italienne inspirées par Lord Byron. A son tour, Franz Liszt, ami tout à la fois de Berlioz et Paganini (on l'appelle d'ailleurs le « Paganini du piano »), arrange une version pour piano et alto de cette œuvre, dont nous entendrons le premier mouvement, Harold aux montagnes, « scènes de mélancolie, de bonheur et de joie .

La seconde partie du programme, plus mystérieuse sans doute pour beaucoup d'entre vous, est un grand chef d’œuvre, signé par l'une des figures les plus importantes, et les plus injustement méconnues de ce Paris romantique : Charles Valentin Alkan, dont nous célébrons cette année le bicentenaire.

Alkan, est lui aussi un acteur important de ce Paris de la virtuosité qui attire les musiciens de toute l’Europe ; sauf qu'il est bel et bien né Paris, contrairement à Liszt ou Chopin, ce qui lui vaudra d'être considéré comme le plus grand représentant du piano romantique français. De son vrai nom Charles Valentin Morhange, il est juif – Alkan étant le prénom de son père, professeur de musique. Enfant prodige, il entre au conservatoire et, dès l'âge de 17 ans, il rivalise avec les plus grands virtuoses, comme Thalberg ou Liszt. Il se produit d'ailleurs avec ce dernier dans des récitals spectaculaires à plusieurs pianos ; car on aime alors les joutes pianistiques. La ville regorge de virtuoses, elle compte près de cent facteurs de pianos, et ; comme l'écrit Berlioz « Il n'y a plus assez de salons, de manèges, de halles, de corridors pour satisfaire tous les concertants. Et comme en désespoir de cause plusieurs virtuoses commençaient à travailler en plein air dans certaines rues neuves, les propriétaires ont dû faire inscrire en lettres énormes sur leurs maisons : « Il est défendu de faire de la musique contre ce mur ».

Mais Alkan est avant tout un compositeur, extraordinairement doué, original, plein d'invention dans la forme et dans la couleur de ses œuvres – ce qui lui vaudra le surnom de « Berlioz du piano ». Dès l'âge de vingt ans, il préfère s'éloigner de la scène pour composer et pour enseigner – ce qui correspond mieux à son caractère plutôt misanthrope. Érudit, il s'évertue à faire mieux connaître la musique de Bach ; et il participe également aux grands mouvements sociaux de son temps, au moins jusqu'au début du second Empire. De temps à autre il redonne un concert, puis il se retire à nouveau. Il mourra assez à l'âge de 74 ans, en 1888, selon la légende écrasé par sa bibliothèque alors qu'il saisissait le Talmud.

Nous sommes en tout cas très heureux de vous faire entendre ce soir un de ses chefs d’œuvres : la sonate de concert pour violoncelle et piano en mi majeur, opus 47 ; l'une des plus grandes sonates pour violoncelle du répertoire, œuvre à la fois beethovénienne par sa solide architecture, très romantique par la liberté et l'invention, et hautement virtuose comme la plupart des compositions d'Alkan. Elle fut créée en 1857 par Alkan au piano et le grand violoncelliste Auguste Franchomme, autre figure centrale de la virtuosité romantique.

Ses quatre mouvements semblent parfois jeter un pont entre le romantisme et la musique française à venir : le premier, par sa puissance et sa richesse, annonce l'expression franckiste ; le second mouvement, à la suavité harmonique un brin modale, semble préfigurer l'esprit de Fauré ; le troisième est un petit chef d’œuvre d’orchestration pianistique ; et le finale, par son élan de saltarelle endiablée rappelle certains moments de Mendelssohn ou Berlioz, mais avec une sauvagerie très personnelle. Toutes ces qualités placent la Sonate de concert au sommet de la création romantique. Je suis sûr que vous l’aimerez, est j'espère que nous aurons l'occasion de vous en faire entendre d'autres pages d'Alkan à la fondation.

Voici en tout cas, un musicien virtuose, dont l'essentiel de l'œuvre est consacré au piano, mais qui s'aventure avec autant de génie dans la musique de chambre. Chopin, qui est son contemporain, fera la même expérience, en composant, toujours pour Franchomme, une très belle sonate pour violoncelle, mais aussi ce Trio pour piano violoncelle et piano op. 8, qui est l'une des réussites prometteuses de sa jeunesse. L’œuvre manque sans doute un peu de maturité ; le compositeur est peut-être un peu moins pleinement lui-même, dès qu'il s'éloigne du piano solo. Ce trio, n'en comporte pas moins de réelles beautés dans ses quatre mouvements ; et Schumann, d'ailleurs, regrettait que Chopin n'ait pas persévéré dans la musique de chambre où il aurait certainement brillé « des feux du génie ». Vous remarquerez aussi que, dans le finale, le piano semble vouloir retrouver des couleurs solistes et concertantes qui nous ramènent au temps de la virtuosité.

Benoit Duteurtre

 

Programme

Oeuvres

Hector Berlioz (1803-1869) / Franz Liszt (1811-1886)

Harold en Italie pour alto et piano

  • Harold aux montagnes - Scènes de mélancolie, de bonheur et de joie

Charles-Valentin Alkan (1813-1888)

  • Sonate pour violoncelle et piano en mi majeur opus 47
    • Allegro molto
    •  Allegrettino
    •  Adagio
    • Finale alla Saltarella

Frédéric Chopin (1810-1849)

  • Trio pour alto, violoncelle et piano en sol mineur opus 8
    • Allegro con fuoco
    • Scherzo: Vivace
    • Adagio
    • Finale: Allegretto
Interprètes

Lise Berthaud, Guillaume Vincent & Edgar Moreau

Lise Berthaud, Guillaume Vincent & Edgar Moreau © FSP JFT

Biographies

Photo Lise BerthaudLise Berthaud alto

Née en 1982, Lise a étudié au Conservatoire national supérieur de musique de Paris dans les classes de Pierre-Henry Xuereb et Gérard Caussé. A dix-huit ans, elle est lauréate du concours européen des jeunes interprètes. Elle remporte en 2005 le prix Hindemith du concours international de Genève.

En 2006, elle forme avec David Grimal, François Salque et Ayako Tanaka le quatuor Orféo qui a notamment présenté en 2008 une intégrale des quatuors de Beethoven. Lise Berthaud a par ailleurs collaboré avec de nombreux compositeurs dont Philippe Hersant, Thierry Escaich, Henri Dutilleux, György Kurtág et Guillaume Connesson dont elle crée l’œuvre pour alto et piano en septembre 2007. Très présente sur les principales scènes françaises et les festivals, Lise Berthaud partage régulièrement l’affiche avec Renaud Capuçon, Augustin Dumay, Louis Lortie, David Grimal et les quatuors Ebène et Modigliani, pour n'en citer que quelques uns. En 2009, Lise est nominée aux Victoires de la musique comme révélation instrumentale de l’année. En 2010, elle fait l’ouverture du festival Berlioz, et se produit au festival Messiaen de la Meije ainsi qu’au festival de Bel-Air. En 2010-2011, elle joue notamment salle Pleyel, au théâtre des Champs-Elysées avec l’ensemble orchestral de Paris, en récital au Palazzetto Bru Zane de Venise ou encore au King’s Place à Londres. Elle participe aux enregistrements Schumann et Fauré d’Eric Le Sage. En 2011-2012, elle est l’invitée du Iceland Symphony Orchestra, du Hong-Kong Sinfonietta, du festival de Moritzburg et du Sunmore Festival (Norvège). Soliste, Lise est l’invitée d’orchestres tels le Düsseldorfer Symphoniker, le Sinfonia Varsovia, les Musiciens du Louvre, l’orchestre philharmonique d’Islande, l’orchestre de chambre de Wallonie ou l’orchestre philharmonique de Sao Paulo. Elle a joué sous la direction de Paul McCreesh, Marc Minkowski, François Leleux, Fabien Gabel, ou encore Emmanuel Krivine qui l’emmène en tournée avec l’orchestre français des jeunes alors qu’elle n’a que vingt ans. Lise vient d'être choisie pour incarner la BBC new generation en 2015. Elle enregistrera les grands concertos du répertoire avec les orchestres de la BBC dans les plus grandes salles anglaises et aux célèbres Proms de Londres.

Lise Berthaud joue un alto spécialement réalisé pour elle par Stephan von Baehr.

 


Photo Edgar MoreauEdgar Moreau violoncelle

Deuxième prix, à dix-sept ans, du concours Tchaïkovski à Moscou en juillet 2011 sous la présidence de Valery Gergiev, il s’y est aussi vu décerner le prix de la meilleure interprétation de l’œuvre contemporaine. Edgar Moreau est également lauréat du dernier concours Rostropovitch en 2009 avec le prix du Jeune Soliste.

Deuxième prix, à dix-sept ans, du concours Tchaïkovski à Moscou en 2011, où il obtient le prix de la meilleure interprétation de l’œuvre contemporaine, Edgar Moreau est également lauréat du dernier concours Rostropovitch en 2009 avec le prix du Jeune Soliste. Né en 1994 à Paris, Edgar Moreau commence le violoncelle à quatre ans avec Carlos Beyris ainsi que le piano, instrument pour lequel il obtient son prix au Conservatoire national de région de Boulogne-Billancourt en 2010. Après avoir suivi l’enseignement de Xavier Gagnepain, il poursuit actuellement ses études au Conservatoire national supérieur de musique de Paris dans la classe de Philippe Muller en violoncelle et de Claire Désert pour la musique de chambre.

Il a participé aux masterclasses de Gary Hoffman, Frans Helmerson ou David Geringas ainsi qu'à l’académie Verbier, et au projet «Chamber Music Connects the World». Soliste à onze ans avec l’orchestre du Teatro Regio de Turin en 2006, il a depuis joué avec le Musica Viva Orchestra, le Svetlanov Symphonic Orchestra et le Sinfonia Iuventus Orchestra. Edgar a été invité à jouer en récital en 2011 au Concert Hall du Théâtre Mariinsky et en 2012 aux festivals Ludwig van Beethoven de Varsovie, Pâques de Deauville, Montpellier Radio France, Saint-Denis, l’Orangerie de Sceaux, Pablo Casals ainsi qu’à la Folle Journée de Nantes et du Japon. En 2012-2013, Edgar se produit en soliste avec l’orchestre de Cannes, à Moscou avec le Moscow Philharmonic Orchestra, à Caracas avec le Simon Bolivar Orchestra, à Toulouse avec l’orchestre du théâtre Mariinsky. Il est aussi attendu au festival de Pâques d’Aix-en-Provence, aux Sommets Musicaux de Gstaad où il jouera en récital avec le pianiste Pierre-Yves Hodique, à la Criée de Marseille en compagnie de David Kadouch et aux Moments Musicaux de la Baule où il est l'invité du quatuor Modigliani. Prix de l’académie Maurice Ravel, lauréat 2011 de la Fondation d’entreprises Banque Populaire, révélation instrumentale classique Adami 2012, prix Jeune Soliste 2013 des radios francophones publiques, récemment lauréat «révélation soliste instrumental» aux Victoires de la musique, Edgar vient d'être choisi par Renaud Capuçon pour participer à son Bush project (quatuors, sonates et concertos) prévu en 2015 dans toutes les grandes salles européennes et américaines.

Edgar joue un violoncelle de David Tecchler de 1711.

 


Photo Guillaume VincentGuillaume Vincent piano

Guillaume Vincent est né le 9 octobre 1991 à Annecy. Il commence à étudier le piano à l’âge de sept ans et donne ses premiers récitals dès l’âge de dix ans. Très vite, son talent est remarqué par Henri Gauthier et François-René Duchable, qui le poussent à se présenter au Conservatoire national supérieur de musique de Paris, où il entre à l’âge de treize ans dans la classe de Jacques Rouvier et Prisca Benoit. A seize ans, il y obtient son prix de piano à l’unanimité du jury et son diplôme de formation supérieure. Il poursuit ses études avec Jean-François Heisser et Marie-Josèphe Jude pour le piano, et Yves Henry pour l’harmonie, chez qui il obtiendra un master de piano et un prix d’harmonie. Il obtient le diplôme d’artiste interprète en 2011.

Guillaume Vincent est lauréat du prix Drouet-Bourgois (2006), premier prix au concours de Leipzig (2008), prix de l’académie Ravel et prix des mélomanes de la Côte Sud à Saint-Jean-de-Luz (2009), troisième grand prix au concours Marguerite Long-Jacques Thibaud, prix de la SACEM, prix de la fondation Lacroix, prix de l’orchestre national de France (2009), premier du concours Adelia Alieva (2010). Il a récemment été nommé révélation classique de l’ADAMI. Il est régulièrement invité par de nombreux festivals en France et à l’étranger tels le festival de Nohant, la Folle Journée à Nantes et à Tokyo, la Roque d’Anthéron, le festival d’Usedom, CHT Goes Classic de Tubingen, le festival de Pâques et l’Août musical à Deauville et Musique sur Ciel à Cordes-sur-ciel. Il se produit également en musique de chambre avec Renaud Capuçon, Augustin Dumay, Vanessa Szigeti, Yan Levionnois, Jonas Vitaud et le quatuor Ardeo.

En 2012, il a fait ses débuts avec l’orchestre de la radio de Francfort, l’orchestre du festival de Budapest, l’orchestre national de Bordeaux-Aquitaine et fait une tournée au Japon avec l’orchestre de Kanazawa.

Son premier disque, consacré aux Préludes de Rachmaninov, vient de paraître chez Naïve.

Guillaume Vincent est en résidence à la Fondation Singer-Polignac.