Franz Liszt. Un portrait : le diable et le bon Dieu
Avant-propos
Pour entamer cette nouvelle saison de concerts à la Fondation Singer-Polignac, il nous a semblé tout naturel de consacrer une soirée à Franz Liszt dont on célébrait cette année le bicentenaire : un anniversaire marqué par quantité de concerts, de colloques, de livres et de disques qui ne suffisent pas à épuiser le sujet, tant l'œuvre est riche et le personnage passionnant.
Curieux destin, d'ailleurs, que celui de Franz Liszt, soumis de son vivant, et encore après sa mort, à un perpétuel mouvement de balancier, entre des périodes d'admiration éperdue, et d'autres où le bon goût a préféré l'ignorer, en considérant sa musique comme facile et superficielle.
Tout commence par la gloire immense, spontanée, spectaculaire du jeune prodige hongrois, fixé à Paris dès son adolescence. Avec Berlioz, Paganini, Chopin, il est dans les années 1830 une des incarnations du premier romantisme, associé pour une bonne part à la fascination de la virtuosité et à ce mot de « génie » qu'on utilise pour la première fois dans l'histoire musicale. Le public l'idolâtre pour son époustouflant brio pianistique, mais aussi pour son imagination, déployées dans des compositions imagées ou expressives. Dès cette époque toutefois, on prend l'habitude d'opposer l'intériorité de Chopin (qui, de plus, n'aime guère se produire en concert) et le côté plus théâtral de Liszt. Balzac écrit à madame Hanska : « Vous ne jugerez Liszt que quand il vous sera donné d'entendre Chopin. Le hongrois est un démon; le polonais est un ange ».
Dédain
A partir du milieu du XIXe siècle, pourtant, l'œuvre de Franz Liszt suscite davantage de réticences – ceci paradoxalement au moment même où il choisit de laisser au second plan la scène et la virtuosité. Quittant Paris pour Weimar, il désire se consacrer plus pleinement à la composition et à la direction d'orchestre ; et ce choix, précisément, suscite les réticences de ceux qui le voyaient seulement comme un pianiste ; ainsi Schumann qui a salué « le génie de l'interprétation », mais qui déclare maintenant : « Ses efforts me paraissent l'effort malheureux d'une ambition fourvoyée ».
Au même moment, le romantisme se sépare en deux courants antagonistes. Le premier, celui de Mendelssohn, Schumann et Brahms prône un certain retour à la musique pure, dans la tradition du classicisme et du romantisme allemand. Considéré comme un amateur, Liszt devient la bête noire de ces musiciens. Le jeune Brahms va jusqu'à s'endormir quand le maître lui joue sa Sonate en si mineur ; ce qui n'empêchera pas le hongrois de mettre souvent sa gloire au service de ses adversaires, Schumann en particulier.
Liszt appartient toutefois à l'autre courant, dans lequel on peut également situer Berlioz et Wagner : une voie tournée davantage vers l'innovation et la découverte de formes nouvelles. C'est la « musique de l'avenir », selon la formule de Liszt lui-même ; et l'on sait le rôle qu'il va jouer diffusion des œuvres de Wagner, dont il deviendra également le beau père. Malheureusement, Wagner lui-même regarde la musique de Liszt avec un certain dédain, comme en témoigne sa correspondance avec Cosima. Des années plus tard, quand celle-ci règnera sur Bayreuth, la place et l'œuvre de de son père resteront toujours au second plan, dans l'ombre du génie wagnérien.
Redécouverte
Un retournement en faveur de Liszt se produit toutefois dans les années 1890-1900, à la faveur d'une nouvelle génération de musiciens. En Allemagne, Richard Strauss redécouvre les poèmes symphoniques de Liszt qui servent de point de départ à ses grandioses compositions orchestrales. En France, Debussy et Ravel saluent également l'exemple de Liszt, au moment où ils veulent s'affranchir de Wagner et du romantisme allemand. Ils trouvent dans sa musique pour piano, dans son art du paysage sonore, des sources de ce qu'on appellera l'impressionnisme musical : un art qui n'est plus fait de sentiments, mais de couleurs, d'espaces, d'allusions. Ravel s'inspire directement des Jeux d'eau à la villa d'Este de Liszt pour écrire Jeux d'eau, sa première composition importante.
On pourrait citer aussi l'exemple de Bartok qui déclare : « Franz Liszt se laissa influencer par le style mélodique très ordinaire de Berlioz, par le sentimentalisme de Chopin et, plus encore, par la routine et le conformisme italien : leurs traces affleurent partout dans son œuvre; et ce sont elles qui lui donnent l'apparence du trivial.... Mais cette trivialité est presque partout accompagnée d'une étonnante audace, tant dans la forme que dans l'intention. »
Ainsi, tout au long du XXe siècle, le goût va se partager entre ceux qui tiennent Liszt pour un musicien superficiel, porté aux effets clinquants, et ceux qui le voient comme un éternel méconnu, à redécouvrir sans cesse pour l'abondance et la diversité de ses œuvres de piano, d'orgue, de chœur ou d'orchestre. Les grands interprètes s'en tiendront souvent à quelques œuvres pianistiques, comme la Sonate en si mineur ou les Rapsodies hongroises. Il faudra tout l'engagement de pianistes comme France Clidat, ou Alfred Brendel pour commencer à découvrir les multiples facettes de son art.
La personnalité
La personnalité de Franz Liszt prête également à d'infinis débats. De fait, la première impression que laisse ce personnage est enthousiasmante : on peut y voir le modèle d'un musicien heureux, couronné dès ses débuts par la gloire, mais qui a consacré l'essentiel de son énergie à faire connaître la musique des autres. A partir de 1861, il se retire à Rome, chez les franciscains, où il reçoit les ordres mineurs. On parlera désormais de l'Abbé Liszt, dernière image de la légende, comme s'il avait choisi après les gloires de la scène, une forme de renoncement et d'ascétisme.
Certains témoignages de ses contemporains semblent pourtant nous dire que Liszt était un homme épris de relations, de gloire et d'honneur. Que cet artiste engagé avant l'heure, porté vers les causes « humanitaires » (il employait ce mot), passait beaucoup de temps à mettre en scène sa propre vie ; et que dans son exil romain, il ne manquait pas de fréquenter les meilleurs cercles du Vatican. « Servir autrui est la tâche de ceux qui ne cherchent point leur compte en ce monde », disait-il. Pourtant, il aura passé une grande partie de sa vie à fuir cette solitude qu'il disait aimer plus que tout. Ce qui lui vaudra ce mot cruel de George Sand : « Ou bien c'est un imbécile, ou bien c'est un hypocrite ». A quoi Liszt semble répondre lui même par sa formule : « Il faut bâtir avec les pierres qu'on nous lance. »
Le concert
Ces débat comptent peu, toutefois, en comparaison de l'œuvre, et du programme de ce concert qui nous permettra d'entendre à la fois le Liszt le plus constamment admiré : celui des grands cycles pour piano, comme les Années de Pèlerinage ; et le Liszt méconnu des mélodies avec piano.
Il en a composé une soixantaine, dans toutes les langues, avec une prédiction pour les lieder en allemand et les mélodies françaises – spécialement sur la poésie de Victor Hugo. Ce cosmopolitisme européen, attaché à la langue et à la culture de chaque pays, justifie pleinement l'éloge de Henri Heine, désignant Liszt comme « le moderne Homère que l'Allemagne, la Hongrie et la France réclament comme l'enfant de leur sol ». Il y a toutefois dans sa musique vocale un sens de l'effet, un goût un peu théâtral mais aussi une liberté harmonique et formelle qui le distinguent de la plupart des compositeurs mélodies ou de lieder.
Dans sa musique pour piano, l'instinct, le naturel, la maîtrise de l'instrument se mettent au service des sentiments humains et de l'évocation de la nature – avec ce sens de l'image musicale qui allait fasciner les musiciens modernes. Les Années de pèlerinage sont, en ce sens, l'ensemble le plus significatif de son œuvre. Elles nous relatent les voyages en Suisse et en Italie entrepris par le compositeur à partir de 1835, avec sa compagne Marie d'Agoult. Beaucoup de ces pièces ont donné lieu à des premières versions, avant d'être réécrites des années plus tard, quand le compositeur vivait à Weimar. Nous commencerons ce parcours par un voyage en Suisse, avec de très belles pages comme Au Lac de Wallenstadt ou Les Cloches de Genève. D'autres comme L'orage cèdent un peu plus aux effets de clinquant. Nous retrouverons ensuite Liszt en Italie avec Spozalizio, inspiré par une visite à la Pinacothèque de Milan, et les Cyprès de la villa d'Este que, inspirés par la contemplation des troncs et les feuillages. Le programme se terminera par la très célèbre et brillante Tarentelle.
J'ajoute que c'est un plaisir d'accueillir pour ce concert Aurore Ugolin et Bertrand Chamayou qui a joué dès ses débuts à la Fondation. Voici quelques années, il nous avait déjà donné quelques pages de Franz Liszt qui avaient enchanté cette assistance. Depuis il mène une brillante carrière ; malgré son succès grandissant, il défend volontiers des œuvres méconnues, ce qui n'altère en rien son charme ni le plaisir qu'on a de le retrouver dans ce répertoire de virtuosité.
Benoit Duteurtre
Programme
Biographies
Aurore Ugolin mezzo soprano
Aurore Ugolin débute très tôt l'apprentissage de la musique par l'étude de la clarinette. Après l'obtention d'une licence de musicologie en 1997, elle part étudier le chant aux Etats-Unis. En septembre 2000, elle entre au Conservatoire national supérieur de musique de Paris. Dès sa sortie du conservatoire, elle interprète le rôle de Mercedes dans Carmen de Bizet au Corum de Montpellier sous la direction de Friedmann Layer et dans une mise en scène de Jean-Paul Scarpitta, Didon dans Didon et Enée de Purcell sous la direction d'Attilio Cremonesi au Staatsoper de Berlin, au Grand Théâtre du Luxembourg ainsi qu'à l'Opéra Comédie de Montpellier. Ce spectacle donné partout en Europe a été diffusé sur ARTE et la ZDF, et a reçu en 2009 le prestigieux prix "Schallplattenkritik". Elle a aussi chanté Zulma dans L'Italienne à Alger de Rossini à l'Opéra Comédie de Montpellier, un satyre dans Le Cyclope de Betsy Jolas et Rosine dans Le Barbier de Séville de Rossini. Elle a interprété le Tambour dans Der Kaiser von Atlantis de Ullmann à l'opéra de Caen et au grand théâtre du Luxembourg ainsi que Dorabella dans Cosi Fan Tutte de Mozart en 2008. En 2009 elle chante la Mezzo dans Hydrogen Juke Box de Philippe Glass, création mondiale d'Angers-Nantes Opéra, puis en tournée en France. La même année elle chante Wowkle dans Fanciulla del West de Puccini à l'opéra de Limoges. Dans le répertoire de l'oratorio, elle a chanté La Passion selon Saint Jean de Jean-Sébastien Bach sous la direction de Kurt Masur à la Cité de la Musique de Paris, le Requiem de Mozart, et l'Oratorio de Noël de Saint-Saëns. Aurore Ugolin a été nommée "Révélation Classique 2006" par l'ADAMI. En 2012 elle interprètera La maison qui chante de Betsy Jolas et Libre Echange de Benjamin Hamon en tournée en France. Elle sera aussi Didon au Staatsoper de Berlin, Mercedes à l'opéra de Toulon et Dinah dans Trouble in Tahiti de Bernstein à l'opéra de Caen. En 2013 elle sera Margret dans Wozzeck d'Alban Berg à l'opéra d'Avignon ainsi qu'à l'opéra de Rouen et de Limoges.
Bertrand Chamayou piano
Le pianiste Bertrand Chamayou s’est imposé ces dernières années comme une personnalité majeure du monde musical français. Natif de Toulouse, il a été remarqué dès l’âge de treize ans par le pianiste Jean-François Heisser dont il a suivi l’enseignement au Conservatoire national supérieur de musique de Paris.
Dans le même temps, il étudie pendant cinq ans à Londres auprès de l’éminente pédagogue Maria Curcio et reçoit les conseils éclairés d’un grand nombre de maîtres dont Murray Perahia.
Pour avoir très peu sacrifié à l’exercice des concours internationaux, il n’en a pas moins été lauréat à tout juste vingt ans du concours Long-Thibaud et a été récompensé en 2006 par une Victoire de la musique.
Entre 2003 et 2005, il s’est notamment illustré en jouant plus d’une quarantaine de fois les Douze études d’exécution transcendante de Liszt, le dernier concert de ce cycle à la salle Molière de Lyon ayant fait l’objet d’un enregistrement (Sony Classical) salué avec enthousiasme par la critique (« Choc » du Monde de la musique) et le milieu musical.
Bertrand Chamayou s’est produit sur les plus grandes scènes internationales, comme la salle Pleyel, le théâtre des Champs-Élysées, le théâtre du Châtelet à Paris, le Concertgebouw d’Amsterdam, le Gasteig et la Herkulessaal de Munich, le Wigmore Hall de Londres, le Tokyo International Forum, la Halle-aux-Grains de Toulouse, l’Auditori de Barcelone, le Teatro de la Zarzuela de Madrid, le conservatoire Tchaïkovski de Moscou, l’Auditorium de la Cité interdite de Pékin, ainsi que dans des festivals comme La Roque-d’Anthéron, Piano aux Jacobins, les Folles Journées de Nantes, Lisbonne et Tokyo, les festivals de Schwartzenberg et de Schwetzingen, le festival de Radio France et Montpellier, le festival Présences, le festival Messiaen de La Meije et le Festival de Pâques de Deauville.
La musique contemporaine occupe une part importante de son activité et il a travaillé avec des légendes vivantes de la création comme Esa-Pekka Salonen, ainsi que Thomas Adès, Henri Dutilleux ou György Kurtág au festival de Cordes-sur-Ciel.
En outre, Bertrand Chamayou possède à son répertoire une trentaine de concertos, qu’il a pu donner en compagnie de l’orchestre de Paris, le London Philharmonic Orchestra, l’Essicher Rundfunk Orchester de Francfort, l’orchestre philharmonique de Liège, l’orchestre national de France, l’orchestre philharmonique de Radio France, l’orchestre philharmonique de Liège, l’orchestre national du Capitole de Toulouse, l’orchestre national de Lille, dirigés par des chefs tels que Michel Plasson, Tugan Sokhiev, Andris Nelsons, Lawrence Foster, Christian Arming, Jean-Claude Casadesus, Yutaka Sado, Ion Marin.
Son activité de chambriste est de même essentielle, et il joue régulièrement aux côtés d’Augustin Dumay, Renaud Capuçon, Daishin Kashimoto, Antoine Tamestit, Gautier Capuçon, Sol Gabetta, Nicolas Baldeyrou et Paul Meyer, des quatuors Ébène, Belcea, Ysaÿe et Jérusalem. Il a aussi collaboré avec des chanteuses comme Sophie Koch, Mireille Delunsch et Karine Deshayes.
En 2008, Bertrand Chamayou a amplement rendu hommage à Olivier Messiaen pour son centenaire, avec de nombreuses exécutions des Vingt Regards sur l’enfant Jésus. Il a signé un contrat d’exclusivité avec la maison de disque Naïve et a enregistré pour ce label un disque consacré à Mendelssohn, pour lequel il a reçu un très grand nombre de distinctions (grand prix du disque de l’académie Charles-Cros, « Choc » du Monde de la musique, « 10 » de Classica, « Excepcional » du magazine espagnol Scherzo). Son enregistrement consacré à l'œuvre pour piano et pour piano et orchestre de César Franck a créé le même événement dans le monde musical par son style épuré et sa splendeur instrumentale. Il vient d’enregistrer les deux concertos de Liszt sur un piano Érard d’époque, avec Le Cercle de l’Harmonie dirigé par Jérémie Rhorer.