Les années 1920
La disparition du prince Edmond de Polignac en 1901 fut une douloureuse épreuve pour Winnaretta. Jusqu'à la fin de sa vie, elle chercha à rendre hommage à son défunt époux en organisant des concerts pour y faire jouer ses œuvres, trop peu reconnues. Après une période de deuil, la princesse consacra toute son énergie et tout son temps à la musique. Paris dans les années vingt était encore le centre artistique du monde. “Chaque jour était différent, évoque Gerald Murphy, artiste américain demeurant alors à Paris. Il y avait une tension et une excitation dans l’air qui étaient presque physiques. Toujours une nouvelle exposition, ou un récital d’une nouvelle musique composée par ‘Les Six’, ou une manifestation dadaïste, ou un bal costumé à Montparnasse, ou une première d’une nouvelle pièce ou ballet, ou une des fantastiques ‘Soirées de Paris et Montmartre’ d’Étienne de Beaumont, et vous deviez aller à toutes et y rencontrer tout le monde. Il y avait un tel intérêt passionné pour tout ce qui se passait, et qui semblait engendrer l’activité”.
Qui était “tout le monde” ? Jean Wiener, le pianiste du Bœuf sur le toit, André Gide, Diaghilev et son secrétaire Boris Kochno, Picasso et Misia Sert ; Maurice Chevalier, Satie, René Clair et Jane Bathori; Jean Cocteau et le tout jeune poète Raymond Radiguet étaient rejoints par Anna de Noailles et Lucien Daudet.
Parallèlement, le salon de la princesse de Polignac reflétait l’activité artistique florissante de son temps. Il était un des centres les plus importants de l’activité musicale parisienne. Une douzaine de fois par an, les artistes et les aristocrates s’y réunissaient pour un somptueux dîner et un évènement musical exceptionnel. La princesse était devenue pour tous “Tante Winnie” et elle se faisait un honneur de maintenir un niveau d’excellence que ses amis étaient invités à partager, non pour leur rang social ou leur fortune, mais pour leurs talents ou, plus important, leur amour pour la musique. C’est ainsi que l’on croisait aristocrates, riches industriels, membres du gouvernement français, mais aussi, bien sûr, des auteurs comme Proust, Cocteau, Paul Valéry.
La princesse souhaitait que son atelier puisse être un outil pour les compositeurs désireux de faire entendre en avant-première leurs nouvelles compositions avant qu’elles ne soient produites sur une grande scène. Elle aimait aussi associer son nom à de jeunes compositeurs modernes en leur commandant des œuvres. C’est ainsi qu’Erik Satie composa Socrate en 1916, que Manuel de Falla, un jeune compositeur espagnol en pleine ascension, créa une œuvre originale Les Tréteaux de maître Pierre en 1923 et que Darius Milhaud écrivit son premier opéra de chambre Les Malheurs d’Orphée en 1924.
L’avant-première des Noces de Stravinski eut lieu le 10 juin 1923 dans le Grand salon de l’hôtel de la princesse. Les parties pour piano furent interprétées par Georges Auric, Edouard Flament, Hélène Léon et Marcelle Meyer. La création parisienne se fit sur la scène du Théâtre de la Gaîté-Lyrique pour les Ballets russes, trois jours après.
Ce même été de 1923, Winnaretta accueillit pour la première fois au Palazzo Polignac, à Venise, un brillant jeune pianiste dont elle venait récemment de faire la connaissance chez Elsa Maxwell – Arthur Rubinstein. Il devint immédiatement un des habitués du cercle parisien des Polignac, aussi bien que l’invité permanent du palais vénitien.
En 1924, elle commanda un concerto pour piano à Jean Wiener. Le jeune et éclectique "imprésario-pianiste-chef-jazz-musicien” lui écrivit un exubérant pastiche intitulé Concerto franco-américain, qu’il joua dans son salon en octobre.
La claveciniste Wanda Landowska, les organistes Maurice Duruflé, Marcel Dupré, les pianistes Arthur Rubinstein, Horowitz, Clara Haskil, Dinu Lipatti, Alfred Cortot, Jacques Février, les Ballets russes, Nadia Boulanger, Markevitch, tout ce que Paris comptait alors de compositeurs et d’interprètes prestigieux passait par le salon de Winnaretta. On n’en finirait pas non plus d’énumérer les chanteurs, à commencer par Marie-Blanche de Polignac bien sûr, Jane Bathori, Irène Kédroff, le ténor Hugues Cuénod et la basse Doda Conrad.