Lettre de Marcel Proust à la Princesse de Polignac n°111

Publié dans Lettre

(1918 ? non daté)

102 bd Haussmann

Princesse,

Quel ennui - je ne dis pas que, moi qui n'y vois pas clair, je vous aie longuement écrit - mais que vous qui souffrez du bras (je n'en savais rien, j'en suis navré), vous m'ayiez répondu - pour un résultat nul. En effet (et cela tient probablement 1°- à ma mauvaise écriture, 2°- à la longueur exagérée de ma lettre, longueur qui a dû vous rebuter dès la seconde page) je vous disais exactement le contraire de ce que vous avez compris. Je vous disais : "Je vois des inconvénients, peut-être imaginaires, à dédier au Prince les 3 derniers volumes de mon livre. Mais je n'en vois aucun à lui dédier le prochain (le 2ème) "A l'Ombre des jeunes filles en fleurs". Vous me répondez : "Du moment que vous voyez des inconvénients à dédier au Prince le 2e volume". Or, (puisque sans cela vous aimeriez que je lui dédiasse, et que cela n'existe pas puisque je vous ai écrit le contraire), dans le doute, pressé par le temps, croyant m'inspirer du sentiment de votre lettre, j'envoie exprès quelqu'un à Étampes demander à l'imprimeur d'ajouter la dédicace. Je n'ai plus le temps de la faire longue (Chaque jour j'attendais heure par heure votre réponse!). J'ai mis simplement ceci : A la mémoire chère et vénérée du Prince Edmond de Polignac. Hommage de celui à qui il témoigna tant de bonté et qui admire encore, dans le recueillement du souvenir, la singularité d'un art et d'un esprit délicieux. J'espère qu'il sera temps encore et que cela pourra être imprimé. Maintenant, si pour une raison quelconque, (ce que je trouverais tout naturel) vous préfériez, malgré tout, pas de dédicace, ayez la bonté de me faire télégraphier. Dans le cas contraire, ne prenez pas la peine de me répondre et la dédicace sera imprimée, sauf impossibilité matérielle de la Semeuse (l'imprimerie d'Étampes). Ce qui m'a décidé à envoyer la dédicace, c'est naturellement surtout le fait que la raison que vous donnez contre elle, et avec regret semble-t-il, est une raison que je ne vous ai nullement donnée comme vous paraissez le croire puisqu'au contraire je trouvais les objections possibles pour les autres volumes non fondées pour celui-là. Mais c'est aussi parce que j'ai vu Morand (avant de recevoir votre lettre), que je lui ai dit mon impatiente attente (sans lui parler naturellement des raisons que je vous avais soumises, des objections possibles, ni des ennemis jaloux) et qu'il m'a parlé avec force du plaisir que cela vous ferait qu'il me conseillait de ne pas anéantir en attendant une permission qui viendrait peut-être trop tard. Or Princesse je désire beaucoup vous faire plaisir. Ma lettre de l'autre jour - de ces lettres gauches où l'on écrit dans l'indécision de ce qu'on pense, avec l'imprécision de la vérité - n'a pas pu vous faire plaisir. Peut-être maintenant la dédicace vous en fera-t-elle et un malentendu de vingt ans sera-t-il dissipé. De cela je jouirai matériellement peu, puisque je ne sors jamais, mais il me sera doux, même à distance, de nous sentir "bien ensemble", de ne plus avoir dans les lettres de "Cher Monsieur" etc.

Daignez agréer, Princesse, mes hommages respectueux,

Marcel Proust

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