Lettre de Igor Markevitch à la Princesse de Polignac n°43

Publié dans Lettre

Corsier s/Vevey, Suisse

le 22 février 1937

Chère Princesse,

J’étais fort triste de devoir quitter Paris sans pouvoir vous faire visite. Ma femme se remet très lentement des suites de son accouchement et j’étais obligé de la rejoindre pour l’assister. Et pourtant j’avais grand besoin de venir vous parler en ami, à coeur ouvert et en toute simplicité. Il m’a semblé depuis un an sentir un peu d’éloignement à mon égard de votre part, et je dois vous avouer que j’en ai vraiment souffert car je me l’expliquais mal. Vous savez comme je me suis toujours appliqué à vous témoigner loyalement ma reconnaissance et mon attachement, et comme de tout coeur j’ai tâché de justifier votre confiance en écrivant les Hymnes et Partita. D’autre part, Princesse, vous êtes un des rares êtres à l’estime duquel je tienne vraiment, et il me semblait la mériter plus qu’avant, maintenant que je porte mon attention à vivre dans un sens toujours plus vrai et en toute franchise avec moi-même. C’est tout ceci que je vous aurais dit et dont je me serais soulagé le coeur, si j’avais pu vous voir, Princesse, puis je vous aurais parlé d’une autre chose, encore plus délicate, et que je vais essayer de vous dire dans cette lettre.

Vous savez sans doute que j’ai décidé d’orienter ma vie dans un sens nouveau et de faire une carrière de chef d’orchestre. Ce n’est pas sans peine que j’ai pris ce parti qui me privera de beaucoup de loisirs, nécessaires à la création de mes oeuvres. Mais j’entraîne maintenant deux êtres dans mon aventure, et cela me donne un tel souci de dignité et un tel désir qu'ils ne puissent jamais me reprocher le moindre de mes actes, que j’ai été obligé de rompre avec une existence d’incertitude et de compromis. Mes engagements commencent au mois de septembre, et voilà où je voulais en venir, car d’ici là je dois traverser six mois encore, six mois sans travail, six mois où il faut vivre, six mois où je voudrais mener à terme une oeuvre que j’ai en tête, une oeuvre de musique de chambre qui sera certainement de loin la meilleure que j’aurais imaginée.

Chère Princesse, ce que je vais vous demander maintenant, sachez  que j'ai retardé des semaines avant de vous en parler ; j'ai essayé cent combinaisons, cherché mille solutions, aucune n'était possible ni conforme à ce besoin d'honnêteté que je vous exprimais. J'avais tout de suite pensé à vous mais ce n'est que maintenant que je puis vous dire en toute sincérité qu'il n'y a qu'à vous que je puisse demander sans  fausse honte un geste qui sera autant un encouragement moral que le moyen matériel d'atteindre l'autre rive. Ce n'est ni un don ni une aumône que je désire, mais un emprunt que je m'engage sur mon honneur à vous rendre dans le courant de l'année prochaine. Je désirerais que cela reste absolument entre nous, mais je vous prierai d'accepter en témoignage de reconnaissance la dédicace de l'oeuvre que j'écrirai grâce à votre bonté. Et Princesse, je vous affirme de toute mon âme que vous aurez fait une action profondément bonne en offrant votre appui à un artiste qui a eu besoin déjà d'un grand courage pour lutter contre une détresse que la vie rend chaque jour plus poignante.

J’ai compté au plus juste, j’ai ma famille qui réclame beaucoup de soins à cause de mon petit qui est très délicat, et ma mère que je dois aider. Il faudrait pour que je puisse travailler en toute tranquillité cinq mille francs par mois jusqu’en septembre, somme que je m’engage, comme je l’ai dit, à rembourser en totalité l’année prochaine. Quelque chose me dit que vous voudrez bien faire l’effort que je viens vous demander avec tout mon coeur, que vous n’abandonnerez pas quelqu’un qui s’est appliqué à ne jamais tromper votre confiance, que vous serez fière de l’oeuvre qui répondra à votre geste. Le comité des festivals de Venise vient de m’écrire son désir de monter une nouvelle oeuvre de moi en septembre. Quelle joie ce serait pour moi de leur proposer justement cette oeuvre écrite pour vous honorer. Oserais-je avouer que j’attends votre réponse avec angoisse mais confiance ? Je crois que les choses obéissent à des lois secrètes, à des ressorts divins, et qu’il est juste que cette grandeur qu’il y a en vous permette à l’idéal de grandeur que je poursuis de s’épanouir avec un peu de paix. Je fais mille voeux pour votre santé, chère Princesse, et me signe, d’un coeur respectueux, votre Igor. 

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