Lettre de Gabriel Fauré à la Princesse de Polignac n°29

Publié dans Lettre

(Dimanche 28 juin 1891 ? non daté)

Que l'homme lutte de toutes ses forces -pour le prix qu'il se propose dans la vie, quelqu'il soit.-

c'est parfait ! 

Chère Princesse, votre amie du yacht arrive bien à propos pour vous, fort mal à propos pour nous : je la déteste ! Peut-être fussiez-vous rentrée plus tôt à Paris si elle n'était pas venue à Venise !

J'ai été voir votre maison de l'avenue Henri Martin et par-dessus la grille j'ai regardé le jardin, la pelouse, les arbres avec une ombre si attirante !

Si j'étais mieux connu du concierge j'aurais demandé la permission d'entrer.

Avenue Kléber je n'ai pas rencontré votre mère. Cette visite est nulle, je la recommencerai.

Je recherche tout ce qui vous connaît, que ce soit des êtres vivants ou de simples murailles !

N'avez-vous rien entendu depuis Venise, vendredi soir ? Mme Baugnies faisait entendre à Bussine la seconde mélodie ! J'en suis désolé, malgré mon vif désir de faire le beau, il m'est impossible de vous dire moi-même leur opinion !

Je vais la recopier et vous envoyer l'original qui vous appartient autant que s'il était de vous-même !

Une troisième mélodie est commencée. Je vous la donnerai ici, voulez-vous ? Cela vous ferait-il revenir plus vite à Paris ? Non, hélas, et je ferai ce que vous voudrez : la lutte ne doit pas être entre vous et moi !

Vous ne sauriez croire combien je suis touché, et reconnaissant du labeur matériel de votre traduction. Si je ne m'apitoie pas sur le labeur intellectuel, c'est que cela a un tour si naturel, si facile, si coulant, avec un choix d'expressions si coloriées qu'on y retrouve la façon aisée avec laquelle vous réussissez tout ce que vous tentez. Ce poème me ravit, je ne puis guère vous en parler aujourd'hui : je vous écris rapidement entre messe et vêpres ! Soyez mille fois remerciée pour le plaisir que vous m'avez fait, rien ne me pouvait toucher davantage que ces heures dépensées en pensant à moi !

Duez va beaucoup mieux : je ferai là votre commision et celle d'Henriette quand je le verrai. Elle a quitté Paris mercredi déjà : çà a été la fin archi-finale de notre heureux voyage ! Dispersion complète ! avec la pensée bien triste mais trop vraie que pareille chose ne pourra plus jamais se recommencer ! Et connaissez-vous un plus terrible mot que jamais ?

Je vous écrirai de nouveau demain : je n'ai pas mon compte de bavardages aujourd'hui. J'ai répondu à notre charmante Yvette sous l'impression d'une méchante humeur ! Je serais désolé qu'elle s'en fut aperçue ! J'ai été si touché de son affectueuse lettre !

J'ai vu longuement Bouchor et j'irai demain chez Verlaine ; vous saurez mot à mot nos conversations : avec Bouchor nous avons tout laissé en suspens.

Adieu, chère Princesse, écrivez, écrivez, écrivez, je vous en supplie! chaque mot de vous devient note de musique ! Votre mille fois reconnaissant et tout dévoué Gabriel Fauré

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