Lettre de Boni de Castellane à la Princesse de Polignac n°149

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Madame,

Comme suite à notre conversation d'hier soir, je me permets de vous envoyer un recueil de mes "Articles et discours" qui vous donnera mes idées sur la politique extérieure traditionnelle de la France. Je vous ai aussi parlé d'une façon un peu abstraite de questions religieuses et théologiques et en particulier de la Monarchie papale et vous  m'avez demandé de vous donner quelques éclaircissements sur ce point en particulier.

C'est une question à la fois simple dans ses principes mais compliquée dans les détails.
Le Pape a le souverain pouvoir et il le tient en même temps de droit divin et de droit humain ; le droit divin existe dans l'institution, le droit humain se manifeste - dans la désignation de la personne ; la souveraineté pontificale a donc en son unité  les deux sanctions : la sanction divine et la sanction humaine.De même, elle réunit les avantages électifs et les avantages héréditaires ; la popularité des uns ; l'inviolabilité des autres. Comme puissance élue, elle est limitée de toutes parts ; comme héréditaire d'une tradition immuable, ses limites lui viennent, non du dehors mais du dedans, non d'une volonté étrangère mais de sa propre vertu.

C'est donc une monarchie où le Roi est élu, et cependant vénéré, où tous peuvent être rois et qui cependant demeure dans l'ordre car les guerres civiles ne la peuvent renverser ; où le Roi élit les électeurs qui ensuite éliront le Roi ; où tous peuvent devenir électeurs ; où tous sont éligibles.Là se retrouve le profond mystère de l'Unité engendrant perpétuellemnt la pluralité, qui elle-même constitue son unité.- Les théologiens qui nous enseignent ceci ajoutent que nous sommes là au confluent universel des choses humaines et des choses divines ; et comment ne pas le reconnaître ? puisque nous nous trouvons en face de la loi selon laquelle a lieu (?)  la génération de l'un  et du multiple ! Cela semble un profond mystère et cependant depuis la fondation de l'Eglise, la souveraineté papale en fait un phénomène visible et palpable.

Dans l'Eglise, à côté du chef suprême dont la fonction est de régner avec une souveraine indépendance et de gouverner avec un empire absolu, est un sénat perpétuel composé de princes qui tiennent leur qualité de Dieu.

Le sénat est aussi gouvernant, mais de telle sorte qu'il ne gêne, ni ne diminue, et n'éclipse en rien le pouvoir suprême du Monarque.

Il n'y a pas d'autre exemple d'un pouvoir monarchique perpétuellement en contact avec une oligarchie très puissante et conservant  néanmoins intacte la plénitude de son droit. On ne trouve pas davantage un autre exemple d'une oligarchie qui, perpétuellement en contact avec un monarque absolu n'ait pas été une cause de trouble et de rébellion.

Dans les sociétés humaine, la distance est tellement grande entre ceux qui sont en bas et ceux qui sont au sommet de la hiérarchie que les premiers  sont perpétuellement tentés par l'esprit de révolte et les seconds par l'esprit de tyrannie.Dans l'Eglise, Tyrannie et Révolution sont également impossibles : la grandeur du plus grand prélat consiste surtout dans ce qu'il a en commun avec le plus humble des prêtres ! La grande dignité est d'être prêtre. Le Pape et le plus petit desservant sont grands avant tout par le sacerdoce.
Le catholicisme a mis dans les choses humaines le principe de l'Ordre et de l'harmonie ; le catholique puise la science aux sources surnaturelles et divines.

Voilà en quelques mots pourquoi philosophiquement et humainement, le Pape doit être souverain indépendant de tout Prince humain.

Pardonnez-moi de vous écrire cette longue lettre ennuyeuse. La conversation commencée hier soir nécessitait ce complément.
A bientôt, Princesse, j'espère, et daignez agréer mes respectueux hommages

B. de Castellane

Je crois qu'une explication donnée par vous sur les agissements de Kelly et Cruppi pourra convaincre qui de droit  du danger que l'on court dans de pareilles mains.

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