Visages de Beethoven
Ce programme de concert - trois interprètes de premier plan, dans trois chefs-d'œuvre de Beethoven – nous conduira sur les sommets. Arturo Toscanini, dont on sait l'amour pour Verdi et la passion pour Wagner, aimait d'ailleurs comparer Beethoven à la cime du Mont Blanc qui, disait il, « domine absolument tout... ».
Il ne faut sans doute pas abuser de ces hiérarchies. Les grands compositeurs n'obéissent pas à un classement officiel, contrairement aux joueurs de tennis ! Mais il est vrai que, pour évoquer les étoiles les plus brillantes au ciel de la musique, les mélomanes et les musiciens en reviennent presque toujours aux trois mêmes noms : Bach, Mozart, Beethoven. Et il est frappant d'observer que ces trois dieux de la musique éveillent des passions et des approches extrêmement différentes de la part de nos contemporains.
Ayant la chance de posséder et de recevoir beaucoup de livres sur la musique, j'observe ainsi, par exemple, que le pauvre Mozart – ce qui ne retire rien à sa grandeur – suscite de nos jours une véritable graphomanie. Chaque année, je reçois une bonne dizaine de nouveaux livres à son sujet – et bien davantage les années d'anniversaire. Cette épidémie littéraire est alimentée par des musicologues, des historiens, mais aussi des graphologues, des astrologues, des psychologues, et autres amateurs en tous genres pressés de percer le « mystère Mozart » autrement dit la clé de son génie, fascinante comme l'énigme du Da Vinci Code. Malheureusement, les rayonnages de ma bibliothèque ne sont plus assez vastes pour accueillir tous ces ouvrages, et les moins intéressants ont fini par me servir à caler des meubles...
Il en va tout autrement de Beethoven, qui suscite une production littéraire plus limitée, sérieuse et raisonnable, fondée sur les travaux musicologiques ou biographiques. Avec lui, nous avons affaire à un homme concret, saisissable, extraordinairement humain, qui ne se prête pas aux mêmes extrapolations. Il faut cependant rappeler que, jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, la littérature beethovenienne était elle-même très abondante, et qu'elle tournait inlassablement autour des thèmes de la volonté, de l'énergie individuelle et de la place du musicien dans l'Histoire – faisant de Beethoven une figure emblématique des luttes du XIXe siècle. Édouard Herriot lui-même, en un temps où les hommes politiques écrivaient eux mêmes leur biographie, lui consacra un ouvrage sans doute discutable, mais très caractéristique de l'ancienne passion pour ce musicien.
Pour pousser un peu plus loin la comparaison, on pourrait dire ainsi que Mozart, avec son génie angélique, se glisse dans l'histoire de la musique sans vraiment la modifier. Beethoven, au contraire, donne l'exemple d'un musicien très doué - mais sans ce caractère de génie précoce - qui va construire par le talent, la volonté et le travail, une œuvre bouleversante, tant pour le mélomane que pour l'histoire de la musique elle-même. Cette rupture se situe au moins sur trois plans :
- La conception des œuvres, d'abord, puisque Beethoven ne se contente plus des schémas existants, mais semble vouloir inventer, pour chaque composition, sa propre forme musicale.
- La figure du compositeur qui n'est plus seulement l'humble fabricant de musique, perdu dans le flou de l'histoire, mais un individu, proche de nous, dont l'existence prend un caractère romanesque, avec ses amours impossibles, sa solitude, son dialogue avec les questions de son époque.
- L'inspiration enfin qui prend pour la première fois ce caractère pleinement subjectif, autobiographique, expressif, marquant ainsi le passage du classicisme au romantisme.
Pour bien mettre en lumière cette avancée extraordinaire accomplie par Beethoven, je voudrais vous dire quelques mots des trois œuvres que nous allons entendre, non pas dans l'ordre du programme, mais dans l'ordre chronologique – qui recoupe les fameuses trois périodes de de l'art beethovenien.
La plus ancienne est aussi la plus célèbre : c'est l'opus 47, autrement dit la Sonate à Kreutzer, dédiée au violoniste français Rodolphe Kreutzer. Elle fut initialement composée en 1802 pour un virtuose polonais. Mais en ces années qui sont celles d'épopée bonapartiste, Beethoven songeait très sérieusement à s'installer à Paris. Il se sentait mal compris à Vienne et se reconnaissait davantage dans le lyrisme révolutionnaire. Il dédia donc sa partition au musicien français, songeant que cela pourrait faciliter son exil. Malheureusement pour lui, Kreutzer trouva l'œuvre inintelligible et ne la joua jamais. Napoléon, de son côté, devint empereur, et comme on le sait, Beethoven renonça à lui dédier sa symphonie « Héroïque ». Ainsi s'acheva son histoire avec notre pays. La sonate ne fut d'ailleurs guère mieux comprise en Autriche, où l'on parla de « terrorisme artistique », tandis qu'un critique allemand écrivait : « Il faudrait vraiment être de mauvaise foi pour ne pas admettre que depuis quelque temps Beethoven ne vise qu'à se distinguer des autres. Il devrait remettre les pieds sur terre.
Cette neuvième sonate pour violon et piano marque pourtant un progrès extraordinaire par rapport aux huit précédentes. On y voit justement comment le compositeur s'approprie la forme musicale en s'éloignant du classicisme. Dès les premières notes, le côté hiératique des accords de violon annonce une forme monumentale. Puis c'est aussitôt le dialogue entre violon et piano – qui rappelle un peu le quatrième concerto et souligne en l'égalité entre les deux instruments, inhabituelle dans ce genre de sonate. Le développement qui suit a un côté symphonique et virtuose, extrêmement farouche et impressionnant – même si le second mouvement, avec ses variations, est de facture plus traditionnelle, tandis que le troisième nous conduit vers une jubilation typiquement beethovenienne.
Les deux autres œuvres du programme, le trio et la sonate pour violoncelle et piano, ont un point commun : elles sont dédiées l'une et l'autre à Maria Erdödy et furent jouées toutes les deux chez cette grande amie et mécène de Beethoven – qu'il appelait lui-même sa « liebe liebe comtesse ». Riche veuve, un peu plus jeune que le compositeur, Maria Erdödy était une sorte de princesse de Polignac viennoise. Malgré une maladie qui l'obligeait à rester souvent allongée, elle adorait la musique, jouait fort bien du piano, et admirait l'art de Beethoven, jusque dans ses audaces et ses originalités. Il allait d'ailleurs habiter chez elle pendant près d'un an – même si leurs relations furent parfois entachées par son mauvais caractère. Surtout ce jour où Beethoven, trouva que la comtesse lui manquait d'égards et lui écrivit, furieux, qu'elle confondait « le serviteur et le maître ».
- Ce geste d'orgueil pouvait toutefois passer en ces années 1808-1809 puisqu'il faut rappeler que Beethoven, dont on fait parfois, à tort, une figure d'artiste maudit, était alors le musicien allemand le plus célèbre de son temps, que la noblesse viennoise faisait tout pour le garder auprès d'elle, et que sa réputation s'étendait très au-delà des frontières.
Le Trio op 70 n°2 fut composé 1808, tout de suite après la 5e et 6e symphonie, et précède la fantaisie pour piano, chœur, orchestre. Nous sommes donc au cœur du grand art beethovenien – même si ce trio n'est n'est pas aussi célèbre que le précédent, op 70 n°1 (Geister Trio) ni le suivant d'ailleurs (Trio à l'Archiduc). Un des aspects les plus frappants de cette œuvre, en quatre mouvements, est de préfigurer déjà le romantisme : la mélancolie des thèmes, le jeu du majeur et du mineur nous conduisent déjà, par endroits, dans un monde tout proche de celui de Schubert.
Enfin, la sonate pour piano et violoncelle op.102, n°1 qui ouvrira ce programme, préfigure nettement la fameuse « troisième manière » de Beethoven. Dans cette composition de 1815, on est frappé en particulier par l'abandon du schéma classique traditionnelle, et la liberté de la composition. Beethoven précise d'ailleurs qu'il s'agit d'une « freie sonate », en deux grands mouvements, qui comportent chacun une partie lente et une partie vive. On remarque aussi ce style quasiment récitatif que Beethoven adopte par moments, cette impression qu'il parle avec les notes.
On le voit dans ce programme, Beethoven fut certainement l'un des premiers artistes à avoir conscience, à travers ses œuvres, de contribuer à l'histoire de la musique. Pour la première fois, l'artiste se regarde créer, comme s'il poursuivait une sorte de mission sacrée. Il pense l'étape nouvelle qu'il apporte dans l'évolution de son art, après Bach, Haendel ou Haydn. Il ne travaille plus pour dieu ni pour des maîtres, mais pour l'art lui-même dont il est le prince.
On pourrait même dire que cette attitude du compositeur allait déterminer une façon nouvelle d'écouter la musique, de vénérer religieusement le créateur ; attitude qui durera jusqu'à nos jours et qui nous rassemble ici ce soir – à condition que la sonnerie d'un téléphone portable ne vienne pas troubler cette communion musicale !
Benoît Duteurtre