Un mécène d'exception
par Patrick Merrit Singer
Winnaretta Singer, mon arrière-grand-tante, est née aux États-Unis à Yonkers, dans le nord de New York City, le 8 janvier 1865.
Une enfance anglo-saxonne
Très vite après sa naissance, ses parents viennent à Paris où ils résident jusqu’à la guerre franco-allemande de 1870. La famille s’établit alors en Angleterre, plus précisément dans une des plus belles régions d’Angleterre, le Devon du Sud. Tante Winnie passe là des années heureuses et elle écrira plus tard « qu’il n’existe que peu d’endroits aussi merveilleux que cette campagne colorée et onduleuse ». Dans la propriété familiale, son père Isaac fit ériger un théâtre connu sous le nom de The Arena où furent données des pièces de théâtre et des comédies musicales auxquelles tante Winnie participait avec joie avec d’autres enfants de son âge. Son enfance « internationale » explique son attachement à son héritage anglo-saxon ; cependant, curieusement, bien qu’étant américaine, elle ne retournera aux États-Unis qu’une fois en 1927.
C’est cette attirance pour la culture anglo-saxonne qui amena plus tard ma tante Winnie à traduire en français l’œuvre du philosophe américain Henry David Thoreau Walden or Life in the Woods ; cette traduction parut dans la Renaissance Latine.
Paris, berceau de la culture
Après la mort en 1875 de son père, inventeur de la machine à coudre, qu’elle aimait beaucoup, Winnaretta revient vivre avec sa mère et ses frères et sœurs à Paris dans un hôtel particulier situé avenue Kléber. C’est dans le "grand salon" de sa mère, qui devient rapidement le centre de réunions musicales et artistiques, que tante Winnie reconnut plus tard avoir ressenti pour la première fois ce qu’était la grande musique classique. Dès son plus jeune âge, en effet, elle fut bercée par les plus grandes œuvres de Beethoven, de Mozart ou de Schubert.
Le 14ème quatuor à cordes de Beethoven l’impressionna particulièrement et pour son 14ème anniversaire, bien que sa mère lui ait proposé une petite montre de Boucheron ou un éventail peint par le célèbre portraitiste Chaplin, elle choisit comme cadeau une exécution de son œuvre favorite : ce quatuor-là.
Bien que Winnaretta affectionnât secrètement la musique, il fut décidé par sa mère qu’elle étudierait la peinture ; elle suivit des cours de peinture dans l’atelier de Félix Barrias, qui avait été prix de Rome. Très vite, elle fut attirée par les œuvres qui étaient à l’époque condamnées par les critiques et les connaisseurs, notamment les œuvres de Manet et de Monet qu’elle admirait tout particulièrement. À la mort de Manet, en 1883, tante Winnie est allée dans son atelier et a demandé au gardien la carte de visite que le peintre avait épinglée à sa porte. Elle acquit le tableau de Manet La Lecture, ce qui étonna sa famille et ses amis.
Dès 1888, elle reçoit ses amis musiciens dans le chalet situé derrière son hôtel et qui sera très vite connu comme « l’atelier » ; c’est alors son atelier de peinture et le « hall » de musique (comme l’appelle Proust dans À la recherche du temps perdu).
C’est là que Vincent d’Indy, Emmanuel Chabrier, Ernest Chausson, Gabriel Fauré vont, les premiers, venir jouer et créer leurs œuvres.
L'amour de la musique
Le premier concert, donné le mardi 22 mai 1888 dans son salon de l’avenue Henri Martin, donne des extraits de Gwendoline de Chabrier, de Clair de lune de Fauré, des œuvres de Vincent d’Indy et de Chausson. Fauré est à l’harmonium, Chabrier au piano, d’Indy et Messager aux percussions, avec les chœurs et les orchestres des concerts Lamoureux et du Conservatoire.
En 1893, elle épousa le Prince Edmond de Polignac qui avait passé son enfance en Allemagne. Leur goût commun pour la musique les avait rapprochés. Le Prince Edmond était compositeur et avait découvert pour lui-même la "gamme octatonique" qui était à la base de la musique populaire russe depuis plusieurs siècles, comme il l’apprendra plus tard. Ses œuvres figureront à certains programmes des concerts de la Fondation du temps de ma tante Winnie.
Ils avaient une même admiration pour la musique de Wagner et allaient régulièrement au festival de Bayreuth.
Tous les deux ont aussi joué un grand rôle dans la redécouverte de la musique baroque : Bach, Haendel, Schütz et Rameau. Ma tante avait une grande admiration pour Bach, qui perdura toute sa vie. C’est aussi à cette époque que se rassemble autour de la princesse tout ce que la création musicale comptait d’illustre en France : Fauré bien sûr, Debussy, Chausson, Vincent d’Indy….
En 1900, tante Winnie retourna à Venise avec le Prince Edmond et elle fit l’acquisition du Palazzo Manzoni-Angaroni sur le Grand Canal. Elle venait régulièrement dans son palais et y voyait ses amis pendant la saison.
À partir du début du XXe siècle et après la mort de son mari en 1901, tante Winnie s’engage également en faveur de jeunes compositeurs d’avant-garde. Beaucoup des œuvres jouées dans son salon sont des créations. Elles ont été souvent commanditées par la princesse et lui sont dédiées. Excellente pianiste et organiste, tante Winnie se joint quelquefois à ses amis pour les concerts.
Lorsque les deux Steinway qu’elle avait achetés furent livrés avenue Henri Martin, le maître d’hôtel vint dire à tante Winnie : " Madame, il y a deux pianos dans la cour ". Elle répondit : " Faites-les entrer ".
Jusqu’en 1905, tous les concerts sont donnés dans l’atelier. Ce n’est qu’en janvier 1905 que le premier concert est donné dans le salon de musique.
Les programmes mêlent volontiers la musique classique et la musique contemporaine défendue et encouragée par tante Winnie. Le clavecin d’acajou du Prince Edmond est installé au milieu du grand salon. Cet instrument est alors en désuétude, mais tante Winnie s’attache à lui faire retrouver son public, en faisant jouer Bach, Scarlatti, notamment avec la fameuse Wanda Landowska.
Un grand éclectisme
En 1907, arrive Diaghilev qui met en scène l’Oiseau de feu, le Sacre du printemps. Les audaces harmoniques de Stravinsky provoquent une émeute tandis que Ravel salue le génie. Le soutien de la princesse aux Ballets russes est sans défaillance, surtout au moment où ceux-ci frôlent la faillite.
Après la Grande Guerre, la princesse vit entourée d’artistes d’avant-garde. Elle contribue à leur consécration, elle en fait ses amis de tous les jours. Leurs œuvres sont produites en première audition dans son salon de musique.
Elle fut également en 1928 à l’origine de l’Orchestre symphonique de Paris, que dirigèrent successivement Ernest Ansermet, Jean Fourestier et Pierre Monteux.
Encore une fois, il faut rappeler que tante Winnie fut pour ceux qu’elle aimait une amie sincère, fidèle, attentive et un mécène inlassable. Pas une fois, elle ne refusa son aide ni son soutien quand les compositeurs rencontraient l’incompréhension, le rejet, voire l’hostilité, que ce soit Stravinsky pour le Sacre du printemps ou Kurt Weill et Paul Hindemith, qu’elle aida à quitter l’Allemagne nazie.
C’est en 1924 qu’apparaît dans l’entourage de la princesse Nadia Boulanger. Nadia devient une amie très proche ; elle est quelquefois au piano, le plus souvent, elle dirige l’orchestre et les chœurs et elle jouera un rôle de premier plan en organisant les concerts de la Fondation créée par la princesse en 1928. C’est Jean Françaix qu’elle avait présenté, tout jeune pianiste, à tante Winnie en 1933, qui prendra sa suite en 1979 jusqu’en 1997.
Un mécène exceptionnel
Ce que j’aimerais pouvoir souligner, c’est qu’il y avait d’autres salons à Paris à la fin du XIXe et au début du XXe siècle que celui de la princesse de Polignac. Ces salons jouèrent un rôle fondamental dans l’éclosion et la diffusion des beaux arts. Cependant, l’action de tante Winnie se situe ailleurs ; elle est remarquable car il y avait chez elle un éclectisme, une diversité des goûts, une liberté d’action – ("Elle fait ce qu’elle veut", dira d’elle Madeleine Milhaud) – qui tranchaient avec les habitudes parisiennes. Son action en faveur de la musique et les arts en général s’exerçait dans un cadre très précis et d’une manière très efficace.
Il convient de dire un mot des commandes de la princesse, entamées à partir de 1900 et qui la rendirent célèbre. La contrepartie est très stricte : elle se réserve l’exclusivité des exécutions pendant un temps déterminé pouvant aller jusqu’à cinq ans ; la première audition doit obligatoirement avoir lieu chez elle ; l’œuvre doit lui être dédicacée ; le manuscrit qui doit lui être remis vient enrichir sa "collection". Si l’œuvre est donnée en public, il doit être expressément mentionné qu’elle a été commandée par la princesse Edmond de Polignac et qu’elle lui est dédiée.
Entre 1912 et 1940, elle commande une vingtaine de partitions à dix-sept compositeurs différents, français et étrangers.
Par son rôle de mécène, elle contribua de manière décisive au changement esthétique qui se manifesta autour de 1900 dans les arts. C’est son souci d’allier générosité et pérennité qui la conduisit à créer la Fondation qui porte son nom.
La princesse de Polignac compte parmi les plus importants mécènes européens de la fin du xixe siècle et de la première moitié du xxe siècle. Son mécénat ne se limitait pas au domaine musical, mais s’exerçait également dans le domaine scientifique (Marie Curie et Édouard Branly, l’Institut Pasteur), médical, universitaire (comme, par exemple, la dotation d’un fonds permettant à quelques étudiants de l’Université de Paris d’aller compléter leurs études classiques en Grèce) et social, par l’aide à la construction d’un immeuble de l’Armée du Salut. C’est là qu’elle fit appel à un jeune architecte prometteur qui n’était autre que Le Corbusier.
On peut dire que la grande culture de la princesse de Polignac, son caractère alliant autorité, générosité et efficacité, ainsi que son don pour détecter les nouvelles voies que l’art devait emprunter à partir de 1900, expliquent la place immuable qu’elle a dans l’histoire de l’art de la première partie du XXe siècle.
La fin de la vie en Angleterre
À partir de 1939, tante Winnie retourne en Angleterre et ne reviendra pas en France. Elle qui n’aimait pas les orages doit subir l’angoisse des bombardements à Londres, comme elle l’a écrit à Nadia Boulanger. Dans une de ses lettres à Nadia, écrite quelques mois avant sa mort le 25 novembre 1943, elle témoigne une fois de plus de son grand intérêt pour la musique :
"J’écris toujours des mémoires sans grand intérêt (sic) mais qui me font revivre des jours heureux auxquels vous êtes souvent mêlée, chère Nadia. De tous côtés, on joue du Fauré, du Ravel, du Jean Françaix et du Francis Poulenc. De plus en plus, je vis pour et dans (souligné) la musique et je suis de votre avis : the soul and the spirit count almost all."