Lettre de Vincent d'Indy à Prince Edmond de Polignac n°71

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Paris 23 janvier 1895

Mon cher Président (ce titre à seule fin de vous rappeler le concours musical de Lyon où je vice-présidais sous votre commandement en chef, ô joyeux Victorin, en compagnie du savant Gustinel, lequel fut fort marri d’avoir un Wagnérien pour collègue).

Blague à part,... hélas « je suis tout à fait incapable » (cette citation est-elle tirée d’un opéra de Wagner, je ne saurais le dire) de faire, même pour vous, ce que vous me demandez si gentiment - ce, pour plusieurs raisons dont la première est que pas plus que vous je ne connais les oeuvres d’Holmès...vous me direz qu’en ma qualité de professionnel, je devrais le connaître, mais, fait-on toujours ce qu’on doit dans cette p...de vie ?

Or, je ne connais de la dite Augusta que:

1° Un vieux prélude d’Héro et Léandre, joué il y a longtemps, très longtemps, à la Soc.Nat.

2° Plusieurs mélodies, interprétées à vomir par Madame de Trédern qui ne se préoccupait que de faire un sort érotique à chaque note, on cherchait le marlou...

3° Les Argonautes, chez Pasdeloup, vers 1878, je crois, çà date... et de cette audition, il ne me reste que deux souvenirs bien précis, le 3ème acte de Nana à l’Ambigu (je vous expliquerai çà un jour chez Kimkelmann, çà serait trop long ici) et une phrase dite avec obstination par les choristes - dames- , dans la 2ème partie (je crois) des Argonautes, ce vers était :

« Mets ton membre à l’eau !

« Mets ton membre à l’eau ! »

sur le rythme sautillant : citation musicale, portée)

On m’a affirmé depuis que dans le livret, il y a « Mêlons l’ombre à l’eau », mais je suis cependant sûr davoir entendu la susdite phrase.

Franchement, ces souvenirs très vagues, comme la mer Egée, peuvent-ils fournir le sujet d’un travail critique sérieux comme tout ce qui sort de votre plume, autorisée, ô chevalier Victorin ?

Je ne le pense pas.

Maintenant, je vous vois d’ici me demander, avec un certain air de reproche qui m’est sensible, je l’avoue, : « Mais pourquoi ne connaissez-vous pas autre chose de la bonne déesse Augusta ? »

Ah voilà - çà, je suis très embarrassé pour le dire - mais je vous le dirai tout de même, à vous.

C’est que, lorsque plusieurs productions d’un Monsieur ( ou d’une dame) ne me sont pas très sympathiques, (çà n'empêche pas les productions en question d’être bonnes) je n’éprouve pas le désir d’en connaître d’autres, c’est chez moi un vice honteux de conformation intellectuelle, je le reconnais ; ainsi par exemple, je suis persuadé que Madame Trélort connaît beaucoup plus de Widor que moi... cependant je ne veux pas comparer ce mâle du condor à la bonne Augusta, car j’estime infiniment plus celle-ci. Hein , ai-je assez développé ma première raison de ne pas vous donner de renseignements ?... je passe à la seconde qui a aussi sa valeur : c’est que Holmès ayant été réellement très gentille et très bonne camarade pour moi lors du Concours de la Ville qui donna le prix au « Chant de la cloche », car,c’est grâce à son interprétation très chaude que ma partition eut l’heur d’attirer l’attention des membres du Jury, je ne puis être impartial dans mon jugement sur ses oeuvres et, bien qu’ainsi que je vous l’ai dit, ce que j’en connais ne me soit pas très sympathique esthétiquement (j’aime tout de même mieux çà que du Pierné) je ne puis m’empêcher de sentir la reconnaissance glisser au bout de ma plume pour m’empêcher d’en dire du mal. Et maintenant, si vous persistez à me demander un avis que pour plusieurs excellentes raisons je ne puis pas vous donner, je ne pourrai que vous présenter sur elle un compte en partie double qui est, alors, bien réellement l’impression de ma pensée sur ce que je connais de ses oeuvres : Avoir

A/ Des aspirations d’un ordre élevé qui lui font dédaigner les petits succès faciles et chercher les vastes plans et les oeuvres longues.

B/ La ténacité dans l’exécution de ces vases plans, et c’est une réelle qualité, car combien de nos amis n’avons-nous pas vu tenter une grande oeuvre et s’arrêter, fatigués, au milieu de l’exécution ?

C/ La préoccupation de faire de l’art élevé et décoratif, ce qui pourrait absoudre les lâchages harmonqiues reprochés par Kerval.

D/ Son admiration profonde pour Franck qui ne fut pourtant que très peu son maître.

Débet

A/ Etant femme et manquant par nature de ce que les choristes Argonautiques voulaient voir mettre à l’eau, n’être préoccupée que de faire comme si elle en avait.

Résultat : des oeuvres grosses plutôt que grandes, avec des érections en baudruche  (probe pudor !)

Il y a un dénommé La Fontaine qui a parlé de çà sous le titre La Grenouille qui... mais pour Holmès, il faudrait choisir un exemple plus rapproché du boeuf que la grenouille (ne voyez aucune intention méchante dans ce que je dis là, je veux dire seulement qu’elle est aussi artiste et aussi haute de pensée que peut l’être une femme, mais que malgré tout cela, il lui manquera toujours quelque chose)

B/ Pas assez de discernement dans le choix de ses idées musicales qui sont malheureusement souvent peu distinguées, en raison du défaut précédent qui lui fait considérer la violence comme l’équivalent de la force, ce qui est cependant essentiellement différent, et alors, pour faire viril, elle fait commun. Même défaut dans son instrumentation où les timbres excessifs dans la sonorité sont toujours crûment employés (je ne parle que des oeuvres que je connais, bien entendu)

Pouvez-vous vous contenter de çà ? cher Monsieur Victorin,...j’en doute, mais très sincèrement, je ne puis en dire plus sur Holmès parce que d’abord je ne connais pas et qu’ensuite, si je connaissais et que tout me parût mauvais, je ne voudrais pas. Sérieusement, il y avait de bonnes choses dans les Argonautes, ou l’excessif empêchait souvent d’apprécier d’une façon juste, et il me semble qu’il est équitable de ne pas trop jeter la pierre à une artiste qui, en somme, a été en son temps l’équivalente de l’actuel Charpentier de la Vie du Poète, présentant les mêmes qualités et les mêmes gros défauts, avec cette circonstance atténuante qu’elle était femme et manquait en conséquence de secrétions productives. Ca sera peut-être très bien à l’Opéra. Avec mes regrets de ne pouvoir vous fournir plus de matière, croyez, chère Madame Victorin (c’est un joli nom d’ouvreuse) à mes plus amicaux sentiments. Vincent d’Indy Guérissez-vous vite !

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