Nadia Boulanger - de 1936 à 1979

Publié dans Nos conseillers musicaux

« La Reine de la musique », « Celle qui dicte l’enthousiasme et la rigueur » : ainsi parlaient Leonard Bernstein et Paul Valéry de leur amie Nadia Boulanger, musicienne de renommée internationale et pédagogue influente. Le nombre de ses élèves est légendaire et parmi eux figure la princesse Winnaretta Singer-Polignac qui a bénéficié de ses conseils à partir de 1933.

Née à Paris le 16 septembre 1887, elle est la fille du compositeur Ernest Boulanger (1815-1900), prix de Rome en 1835, professeur de chant au Conservatoire de Paris, et de Raïssa Mychetski (1858-1935), née en Russie et venue en France pour étudier le chant. D’une précocité remarquable, Nadia entre à l’âge de neuf ans au Conservatoire, en classe de solfège, puis à onze ans en classe d’harmonie. Suivent alors l’accompagnement au piano, l’orgue et la classe de contrepoint et fugue de Gabriel Fauré. Ses condisciples sont Maurice Ravel, Georges Enesco ou Florent Schmitt. En 1904, à l’âge de seize ans, elle obtient les premiers prix de ces trois disciplines et décide de préparer le concours Rome de composition musicale. Avec sa cantate La Sirène, elle remporte en 1908 un second grand prix remarquable.

Dès lors, elle reçoit des élèves chez elle, préludant ainsi à plus de soixante-dix ans d’une carrière assez exceptionnelle de professeur de musique. Sa jeune sœur Lili (1893-1918) bénéficie de son enseignement tout comme des conditions particulièrement favorables qu’offre le contexte musical dans lequel elles évoluent toutes les deux. Très jeune, Lili décide de devenir compositrice alors que ce métier est encore difficilement accessible aux femmes. Nadia, pour sa part, mène une intense activité de concertiste. Au piano ou à l’orgue, elle donne ses premiers récitals, souvent partagés avec le pianiste Raoul Pugno, soit à quatre mains, soit à deux pianos, soit avec orchestre. Elle compose à l’attention de ce dernier une Fantaisie pour piano et orchestre dont elle dirige la création en 1913. Ensemble, ils ont également écrit un cycle de mélodies, Les Heures claires ainsi qu’un opéra en cinq actes d’après La Ville morte de Gabriele d’Annunzio. Cet extraordinaire élan a été brutalement stoppé par la mort de Raoul Pugno survenue en janvier 1914 pendant leur tournée de concerts à Moscou. Quatre années plus tard, alors que la Première Guerre mondiale touche à sa fin, la mort de Lili, emportée par la maladie à l’âge de 24 ans, précipite Nadia dans un deuil inconsolable. 

Peu après, bien qu’elle soit l’auteur de plus de cinquante œuvres dont une trentaine de mélodies et de pièces de musique de chambre, Nadia cesse définitivement de composer. Elle consacre désormais son énergie à la transmission et la diffusion de la musique, en tant que professeure, conseillère ou mentor, critique musical, impresario et interprète. À partir de 1921, Alfred Cortot l’engage à l’École Normale de musique, qu’il a fondée et qu’il dirige, pour enseigner l’harmonie, le contrepoint, l’analyse et l’histoire de la musique. Membre fondateur du Conservatoire américain de Fontainebleau, elle y enseigne dès la première session de l’été 1921, fidèle toute sa vie à ce rendez-vous estival annuel. Elle en devient la directrice en 1949 et le reste jusqu’en 1979. Elle est également nommée professeur d’accompagnement au piano au Conservatoire de Paris en 1946. 

La carrière internationale de Nadia Boulanger débute par une tournée de concerts et conférences aux États-Unis en 1925. Acclamée et redemandée, elle y retourne à plusieurs reprises. Au début de la Seconde Guerre mondiale, un poste lui est proposé à l’Université de Harvard pour lequel elle quitte la France en novembre 1940 ; elle ne reviendra qu’en janvier 1946. Durant ces cinq années, puis lors d’autres tournées (1958, 1962), elle dispense son enseignement dans les universités les plus prestigieuses, marquant de façon indélébile nombre de compositeurs américains parmi lesquels Elliott Carter, Aaron Copland, Philip Glass, Noël Lee et Walter Piston. Elle est également la première femme à diriger le Boston Symphony Orchestra (1938), le National Symphony Orchestra de Washington (1939) ou le New York Philharmonic Orchestra (1939 et 1962).

Chez elle, rue Ballu, Nadia Boulanger a instauré un cours collectif pour ses élèves. Considérant que l’analyse musicale n’a de sens que si elle débouche sur l’interprétation musicale, elle y analyse en les faisant chanter des œuvres de J.-S. Bach, auxquelles elle ajoute un très large répertoire, de Monteverdi au dernier Stravinsky. Ce cours hebdomadaire, baptisé « Cours de cantates du mercredi », est devenu célèbre tant Nadia Boulanger savait transcender les exposés les plus techniques et éveiller à l’amour des œuvres qu’elle faisait interpréter. Selon les époques, ces séances étaient en plus l’occasion pour les étudiants, chanteurs et instrumentistes réunis de rencontrer, entre autres personnalités célèbres, Gabriel Fauré, Maurice Ravel, Igor et Soulima Stravinsky, Paul Valéry ou la princesse Winnaretta Singer-Polignac.

À la fin de l’année 1932, l’un de ses élèves, Igor Markevitch, favorise la rencontre avec la princesse de Polignac qui lui a passé commande d’une œuvre. Il prie Nadia Boulanger de servir d’intercesseur auprès de la princesse et c’est ainsi qu’elles font connaissance. Les deux femmes vouent une passion commune à la musique de J.-S. Bach et jouent de l’orgue. La princesse devient une fidèle des cours du mercredi et Nadia lui donne en plus des cours d’orgue, organise des séances de déchiffrage dans l’atelier de la rue Cortambert et lui propose même de jouer en public. Leur amitié grandit, elles vont au concert ensemble, voyagent (Londres ou Venise) et la princesse attire à ces séances de musique sa nièce Marie-Blanche de Polignac, fine musicienne, qui notait à propos de leur professeur et amie : « Personne n’aime et ne fait aimer la musique comme elle ». 

Nadia prend progressivement à sa charge l’organisation des concerts que la princesse donne dans son salon de musique. Choix des programmes, engagement des artistes, répétitions sont autant d’occasions de faire découvrir des chefs d’œuvres de la Renaissance à nos jours, parmi lesquels ceux dont la princesse a passé commande, tels le Concerto pour deux pianos puis le Concerto pour orgue, cordes et timbales de Francis Poulenc. À partir de 1936, tous les concerts de la princesse sont organisés et dirigés par Nadia qui peut alors réaliser un projet qui lui est cher : créer son propre ensemble vocal et instrumental. Réunissant un groupe de chanteurs (dont Marie-Blanche de Polignac fait partie) et le nombre de musiciens nécessaires selon les œuvres, elle peut monter des programmes qui portent sa marque, consistant en un assemblage de pièces couvrant parfois plus de quatre siècles car elle exhume des pages rares du Moyen-Âge qui sont juxtaposée à des pièces récemment composées. Une véritable saison musicale lui est alors proposée au Cercle Interallié grâce à la princesse de Polignac : les concerts y sont radiodiffusés, ce qui élargit considérablement leur audience. Le succès va grandissant, Nadia et son ensemble sont invités à donner des concerts à Londres et aux États-Unis. À cette époque également, elle réalise en 1937 les enregistrements novateurs des Madrigaux de Monteverdi qui constituent depuis une référence discographique.

Winnaretta Singer-Polignac est à l’origine de la rencontre de Nadia Boulanger avec la famille de Monaco, le Prince Pierre étant un cousin par alliance qu’elle affectionne. Ce dernier a lui aussi suivi des cours de musique avec Nadia, au début de leur amitié en 1933 et l’a nommée ensuite maître de chapelle de la Principauté de Monaco. Toute sa vie, Nadia a gardé des liens privilégiés avec la famille princière qui l’entourait de son respect et de son affection.

Après la mort de la princesse de Polignac, en novembre 1943, Nadia Boulanger est restée la directrice musicale de la Fondation Singer-Polignac, jusqu’à ce qu’elle passe le flambeau à son élève Jean Françaix. Elle meurt le 22 octobre 1979, son intelligence toujours à l’affut. L’amour de la musique a cimenté la relation entre ces deux femmes d’exception. Leur mémoire est pérennisée aujourd’hui par l’aide à de jeunes musiciens talentueux qu’apportent le Centre international Nadia et Lili Boulanger (CNLB) et la Fondation Singer-Polignac.

Alexandra Laederich, déléguée générale du CNLB


Photo : Nadia Boulanger (1958), archives du CNLB