Trio Zadig
Présentation du concert
Nous entendrons, ce soir, deux œuvres phares du répertoire de musique de chambre et deux compositeurs qui ont en commun la spontanéité, la fraîcheur d’inspiration, un romantisme nourri par la musique populaire. En ce sens, Franz Schubert et Anton Dvorak sont presque cousins – même ce sont aussi deux œuvres très différentes que nous invite à redécouvrir le trio Zadig.
Franz Schubert se situe encore à la limite du classicisme et du romantisme. Il reprend les schémas des sonates, quatuors et symphonies de Haydn, Mozart et Beethoven, mais il y fait passer une expression nouvelle : un ton de confidence personnelle, une inspiration poétique, voire même élan tragique qui fascineront la plupart des compositeurs du XIXe siècle. Et ce caractère préromantique de Schubert apparaît spécialement dans les grands chefs d’œuvres de musique de chambre qui voient le jour durant les derniers mois de sa vie, en 1827-1828.
Schubert est alors âgé d’à peine trente ans. Il a déjà produit nombre de quatuors à cordes, dont certains très personnels comme La jeune fille et la mort en 1824. Mais ces œuvres sont restées cantonnées dans des concerts ente amis, tout comme le quintette La Truite, et Schubert doit plutôt sa relative notoriété à ses recueils de lieder. C’est alors qu’il va composer plusieurs œuvres immenses : deux trios avec piano et le quintette à deux violoncelles. Trois partitions assez proches par leurs amples dimensions, leur expressivité bouleversante mêlée à une forme de simplicité.
Le Quintette qu’on a déjà joué ici sera la dernière de ces œuvres, composée durant l’été 1828, juste avant la mort de Schubert. Les deux trios avec piano voient le jour quelques mois plus tôt, à la fin de l’année 1827 : d’abord le trio en si bémol, op.99, puis le trio en mi bémol op.100 que nous allons entendre. Il est créé en décembre 1827 au Musikverein, la salle de la « Société des amis de la musique de Vienne » (qui n’est pas encore située dans le célèbre bâtiment actuel). Selon Schubert lui-même, le concert semble avoir séduit le public, sans toutefois que les journaux mentionnent cette création. L partition sera éditée peu après.
Le trio opus.100 est une des œuvres qui vont alors établir la gloire de Schubert après sa mort, notamment en France, premier pays étranger à s’intéresser vraiment au compositeur. Il est édité à Paris quelques mois à peine après Vienne, et sera joué régulièrement en concert à partir de 1832. Les réactions sont toutefois contrastées, comme en témoigne cette critique parue en 1833 dans la revue Le Pianiste qui ne manque pas de nous surprendre : « Le Trio de Schubert est un ouvrage bien froid dans son ensemble, et long outre mesure. C’est une pâle copie de l’école allemande. Nous excepterons cependant l’adagio, où quelques passages largement écrits ont plusieurs fois excité une vive sensation. Peut-être sous les doigts de Liszt eut-il un peu plus entraîné l’auditoire ».
Il est vrai que ce second trio, tout comme le premier et le quintette, est une composition en quatre mouvements très développés. Chacun présente cependant une unité et même une simplicité formelle saisissante, fondée sur quelques motifs qu’on n’oublie jamais et sur ces beautés très schubertiennes qui sont l’ambiguïté du majeur et du mineur, le côté populaire de certains thèmes, l’aspect envoûtant et répétitif des accompagnements.
C’est le cas notamment du premier mouvement où, après une interdiction énergique et presque beethovenienne, s’élève un second thème d’une grâce irrésistible – comme le second thème du quintette à cordes – qui va se combiner au premier dans un vaste développement. Le second mouvement, Andante, est un des plus célèbres mouvements lents de Schubert avec son thème emprunté à un violoniste suédois entendu à Vienne, mais dont Schubert tire un parti extraordinairement personnel, aux allures de marche funèbre. Suivront le scherzo, mouvement purement rythmique plus resserré ; puis le vaste allegro final qui semble moins tendu que les deux premiers mouvements – mais qui fait soudain réapparaître le thème de l’andante, comme un rappel mélancolique avant la conclusion, soulignant l’unité de l’œuvre désignée par Schumann comme « un phénomène du ciel par dessus les agitations de la musique d’alors ».
J’ajoute que j’aurai ce soir, en écoutant cette musique bouleversante, une pensée pour notre ami Nicholas Angelich, ce merveilleux pianiste que nous avons pu entendre ici à plusieurs reprises, et qui vient de nous quitter à l’age de 51 ans. Nicholas était un poète de la musique, une personnalité profonde et fantasque, à la fois très grand pianiste et très grand chambriste que nous ne sommes pas près d’oublier.
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Après ce monument, c’est dans un monde poétique un moins sombre que va nous conduire la seconde œuvre du programme : le merveilleux trio pour piano et cordes n°4, dit trio « dumky » d’Anton Dvorak, composé soixante-quatre ans après celui de Schubert et qui reste une des œuvres les plus jouées du compositeur.
Je rappelle que Dvorak est né en Bohème, 1841, dans un milieu modeste ; qu’il a travaillé d’abord comme altiste dans les petits orchestres praguois, avant de se consacrer pleinement à la composition, d’être remarqué et encouragé par Brahms ; puis enfin de devenir une des gloires musicales de la toute fin du XIXe siècle, avec la Symphonie du nouveau monde ou le Concerto pour violoncelle et orchestre.
Son œuvre, pourtant ne se résume pas là, car Dvorak a laissé un immense catalogue encore largement méconnu du grand public. Il comporte neuf symphonies, dix opéras, quatre concertos, des poèmes symphoniques, de la musique vocale sacrée et profane, de la musique pour piano. Rien que dans le domaine de la musique de chambre, on lui doit quatorze quatuors à cordes, quatre trios avec piano, deux quatuors et deux quintettes avec piano, mais aussi des trios, quintettes et sextuor à cordes.
Depuis quelques décennies, les chambristes se penchant davantage sur son oeuvre et, parmi les compositions les plus admirées, figure ce quatrième et dernier trio pour violon, violoncelle et piano, dit trio « Dumky », qui fut créé en 1891 à Prague avec le compositeur au piano, puis joué quarante fois dans toute la Bohème… juste avant le départ de Dvorak pour les États-Unis où il allait prendre la direction du conservatoire de New York.
Ce trio Dumky est une œuvre singulière dans le répertoire pour trio avec piano : genre qui suit généralement – on vient de le voir avec Schubert – l’architecture générale des formes classiques en trois ou quatre mouvements. Ici, au contraire le compositeur a opté pour une forme en six mouvements relativement brefs : chacun d’entre eux étant une sorte d’improvisation aux humeurs et aux élans contrastés, hors des schémas habituels de la forme sonate.
Le terme « dumky », plus précisément, renvoie dans la langue tchèque à un sentiment de méditation, de pensée intérieure dans l’ombre du soir. Il peut être tour à tour sombre, rêveur, fantasque, dansant, mélancolique, ce qui fait le côté très libre et très varié de cette partition.
Vous y retrouverez la poésie slave si particulière de ce musicien aimé de Brahms. Ce dernier a d’ailleurs lui-même corrigé les épreuves du trio, alors que Dvorak se trouvait déjà aux États-Unis. Une preuve supplémentaire de l’admiration que le maître allemand portait à son cadet tchèque, tout comme il avait été fasciné par sa découverte de Schubert. Car, chez l’un comme chez l’autre, il retrouvait ce naturel et cette poésie d’inspiration populaire qui sont un des traits fondamentaux du romantisme.
Benoît Duteurtre
Programme
Franz Schubert (1797-1828)
- Trio pour piano et cordes nᵒ 2 en mi bémol majeur D.929 opus 100
Allegro
Andante con moto
Scherzando. Allegro moderato
Allegro moderato
Antonín Dvořák (1841-1904)
- Trio pour piano et cordes n° 4 en mi mineur « Dumky » opus 90 B. 166
Lento maestoso-allegro quasi doppio movimento
Poco adagio-Vivace non troppo
Andante-Vivace non troppo
Andante moderato (quasi tempo di marcia) - Allegretto scherzando
Allegro
Lento maestoso-Vivace
Trio Zadig
Ian Barber piano
Boris Borgolotto violon
Marc Girard Garcia violoncelle
Biographie
Trio Zadig
Récompensé par onze prix internationaux, le Trio Zadig captive le public par sa virtuosité, son élégance, et son enthousiasme irrésistible.
C’est dans l’amitié que le Trio Zadig puise toute sa force et son authenticité. Boris Borgolotto et Marc Girard Garcia, véritables amis d’enfance, ont étudié ensemble au Conservatoire National Supérieur de Paris, puis à l’Université de musique de Vienne. De retour en France, leur route croise celle d’Ian Barber, pianiste américain issu de la classe d'André Watts à l’Université d’Indiana. Entre eux, le courant passe immédiatement, et ils décident d’unir leurs talents pour fonder le Trio Zadig.
Le nom du trio a été choisi d’après le personnage éponyme de Voltaire : Zadig (de l’Hébreu « le juste » et de l’Arabe « le vrai »). L’énergie et la jeunesse que met le trio à interpréter la musique de chambre ressemblent à ces aventures de Zadig, tour à tour amusantes et sérieuses, toujours captivantes.
Le succès du Trio Zadig ne se fait pas attendre. En quelques années, il remporte de nombreuses distinctions, dont le Premier Prix du Concours de la Fnapec – dans les pas d’ensembles renommés comme le Quatuor Ysaÿe, le Quatuor Ebène et le Trio Wanderer – et le Deuxième Prix du Concours Fischoff aux Etats-Unis. Aujourd’hui résident « artiste associé » de la Chapelle Reine Elisabeth, il est aussi résident de ProQuartet, de la Fondation Singer-Polignac à Paris et de « Le Dimore del Quartetto » en Italie.
Le Trio Zadig se produit aujourd’hui dans le monde entier, des Etats-Unis à Taïwan, dans des salles prestigieuses comme le Wigmore Hall, le Shanghai City Theater, l’Eslite Hall de Taipei, la Salle Cortot et la Philharmonie de Paris, le Bozar de Bruxelles, le Bridgewater Hall de Manchester… En parallèle, le Trio rencontre de grands artistes qui contribuent à l’épanouissement de son expression musicale : Ivry Gitlis et Menahem Pressler.
Suite à ses débuts remarqués, le Trio est diffusé sur Mezzo TV et Culturebox/France TV, et il devient l’invité de nombreuses émissions radiophoniques : France Musique, France Inter, Musiq’ 3 RTBF, RTS2.
Le Trio Zadig sort en mars 2019 son premier album « Something in Between » (ffff Télérama) en hommage à ses racines franco-américaines, en collaboration avec Benjamin Attahir et Bruno Fontaine. Il profitera de la fin du premier confinement dû à la pandémie de 2020 pour enregistrer son deuxième album en version digitale consacré aux Saisons de Tchaikovsky et enregistré dans le Salon de musique de la Fondation Singer-Polignac. Puis, en septembre 2021 paraît son dernier album Orpheus en hommage au compositeur Camille Saint-Saëns avec des pièces arrangées pour trio – les Concerts de pièces 1 et 5 de Rameau et Orphée de Liszt - qui encadrent l’Opus 92.
Plein de fraîcheur et d’audace, le Trio Zadig redonne de la vitalité au répertoire du trio, de Haydn aux compositeurs de notre temps. La profondeur et la sincérité de son interprétation, son jeu tantôt poétique ou éclatant, en font l’auteur de prestations remarquées. Tout comme le héro de Voltaire, la vie du Trio Zadig s’annonce longue et pleine d’aventures.
Boris Borgolotto joue un violon de 1750 du célèbre luthier italien Carlo Antonio Testore. Marc Girard Garcia joue un violoncelle de Frank Ravatin qui lui est généreusement prêté par l’association El Pasito.
Le Trio Zadig est en résidence à la Fondation Singer-Polignac depuis 2019.
Photos : Antonin Menichetti