Clapping Music
Prologue
Ce soir les percussions seront à l’honneur, comme vous le voyez sur cette scène, avec cet assortiment de tambours, timbales, marimbas, vibraphones, djembe – mais aussi, vous l’entendrez, les claquements de mains et tout ce qu’on appelle les percussions corporelles… autant de timbres et de styles de jeux que les compositeurs se sont appropriés tout au long du XXe siècle, après une longue absence dans l’histoire de la musique.
Il faut rappeler en effet que les plus anciennes formes de musique instrumentale sont probablement les jeux de rythmes des percussions, dont la pratique remonte à l’origine de l’humanité. D’ailleurs les musiques traditionnelles et populaires ont longtemps continué à les utiliser – mais le développement de la musique savante occidentale, s’est effectué quasiment sans les percussions ou du moins en les reléguant à un rôle très secondaire. Qu’il s’agisse de la musique polyphonique au Moyen-âge, ou de la musique instrumentale à partir de la Renaissance, ce sont les voix, les cordes, les instruments à vents, qui vont constituer le matériau des compositeurs – à l’exception sans doute du piano qui est une forme très élaborée de percussion. Au sein même du grand orchestre tel qu’il va s’imposer de l’époque baroque jusqu’à nos jours, la percussion occupe une place modeste, même si elle peut paraître spectaculaire, avec le timbalier placé au centre et au sommet pour marquer les grands moments de fièvre musicale… Intervention qui reste néanmoins assez modeste en comparaison du jeu continuel et sophistiqué des bataillons de cordes, de bois et de cuivres.
Ce sont en fait seulement les compositeurs modernes du début du XXe siècle qui, emportés dans toutes sortes d’explorations harmoniques, rythmiques, instrumentales, vont se tourner davantage vers les percussions, et commencer à leur donner un rôle soliste, en s’intéressant aussi à extraordinaire diversité de ces instruments… C’est ainsi par exemple qu’Erik Satie, en 1917, inclut dans son ballet Parade des sons de machines à écrire, tandis qu’Igor Stravinski, la même année, donne aux percussions une place centrale dans L’Histoire du soldat. Toujours en 1917, Darius Milhaud qui se trouve au Brésil écrit pour la première fois dans son ballet L’Homme et son désir, inspiré par la forêt amazonienne, un extraordinaire ensemble de percussion solistes. Quelques années plus tard, Ravel donnera, dans son Boléro, la place centrale à la caisse claire qui ponctue toute l’œuvre, de la première à la dernière note. Mais c’est plus encore dans les années trente que plusieurs compositeurs modernes vont explorer la diversité des percussions, en particulier Edgar Varèse dans une oeuvres comme Ionisation, ou Bartok dans sa Sonate pour deux pianos et percussions qui utilise xylophone, timbales, cymbales, tambour, caisse claire, tam-tam, triangle.
Il s’agit là, toutefois, d’œuvres encore singulières, et c’est surtout la jeune génération d’après la Seconde guerre mondiale, dans sa volonté d’inventer une musique radicalement nouvelle, qui accorde pour la première fois une place centrale, voire prépondérante, aux percussions. La volonté de donner aux timbres musicaux, un rôle à part entière dans la composition, mais peut-être aussi la volonté de reléguer au second plan certaines couleurs trop associées à la musique du passé, comme les pupitres de cordes : tout inaugure le nouvel âge d’or de la percussion dont témoignent des œuvres comme Le Marteau sans maître de Boulez, avec son utilisation des tambours et xylorimbas, Kontakte ou Zyklus de Stochausen, Psappha et Persephassa de Xenakis parmi quantité d’autres. Et ce nouveau répertoire va également encourager la naissance des premiers ensembles spécialisés, comme les Percussions de Strasbourg en 1962.
On peut souligner aussi que l’importance des percussions relie la musique d’avant-garde de cette époque et la nouvelle musique américaine, minimaliste et répétitive, qui se développe un peu plus tard. Quand bien même celle-ci s’oppose par certains aspects à la musique contemporaine européenne, elle partage le même goût des percussions, inspiré parfois par le jazz ou les musiques traditionnelles africaines : notamment chez Steve Reich ou Terry Riley.
Le programme que nous allons entendre est donc, d’une certaine façon, la conséquence de toute cette évolution. D’abord parce qu’il est donné par l’ensemble Xenakis, une des formations qui témoignent de la vitalité et de l’excellence de la musique pour percussions, avec ses jeunes virtuoses passés par les conservatoires. Ensuite parce qu’il mêle quelques classiques du répertoire de percussion contemporaine, avec trois créations qui montrent à quel point le répertoire pour percussions est plus que jamais au cœur de la jeune musique.
Les classiques d’abord, avec quatre grands maîtres, et d’abord Steve Reich dont la brève pièce Clapping music, est emblématique de ce qu’on appelle la percussion corporelle puisque les musiciens se contentent de battre dans leurs mains ; mais qui fut aussi en 1972 une des œuvres fondatrices de la musique répétitive. Elle utilise en effet une simple formule rythmique à douze temps, jouée par deux musiciens qui se décalent l’un par rapport à l’autre en créant à chaque fois une nouvelle figure.
Steve Reich et sa génération ont été influencés par d’autres compositeurs américains visionnaires, en particulier John Cage qui, dès les années 1940, écrivait des œuvres pour piano préparé et transformait transformant le piano en étrange machine à sons en insérant toutes sortes d’objets entre les cordes ; mais Cage s’est aussi intéressé très tôt à la percussion comme on va l’entendre dans ces pages pour percussions extraites d’Amores, créé en 1943 avec la participation de Merce Cunigham.
Quant à son contemporain Eliott Carter, mort en 2012 à l’âge de 103 ans, c’est une personnalité singulière, passée de la musique néo-classique, telle qu’on la pratiquait entre les deux guerres, à l’avant-gardisme pur et dur, influencé par la musique sérielle. Son goût des processus rythmiques subtils apparaît notamment dans les pièces pour quatre timbales composées en 1950 et dont on va entendre deux extraits : Canaris, « jeu de glissandos et variations sur une danse du XVIIe siècle », et Marche, « jeux de baguettes de tambour ».
Enfin Xenakis, qui refermera ce programme, a été l’un des grands compositeurs contemporains pour percussion, lui qui s’est passionné dès les années cinquante pour les phénomènes sonores complexes, les liens entre la musique et la nature, le chaos, les figures rythmiques et leur organisation presque mathématique. Ces préoccupations l’ont conduit naturellement vers les percussions dès les années soixante, et jusqu’à la fin de sa vie : ainsi dans cette pièce Okho, pour trois djembe, instrument traditionnel africain. Contrairement à ses premières compositions, Xenakis recourt à une pulsation souvent régulière et développe un jeu de figures rythmiques qui rejoint presque celui des musiques tribales.
Au programme figure également deux compositeurs contemporains importants pour le répertoire de percussions. Et d’abord, en début de programme, Zivkovic, un compositeur serbo-allemand né en 1962 qui est aussi connu comme un des plus grands percussionnistes de sa génération. Son Trio qu’on va entendre est un classique de la percussion ; mais, au contraire d’Eliott Carter chez qui un percussionniste joue sur plusieurs timbales, ce sont ici trois percussionnistes qui jouent sur la même grosse caisse.
De son côté, Thierry de Mey, musicien belge né en 1956, a également travaillé pour la danse, et dans le domaine du cinéma, avant de composer ses étonnantes Musiques de table : une percussion corporelle jouée sur une table, par les seuls doigts de la main, et qui, vous le verrez, prend la forme d’un véritable théâtre musical.
Enfin, notre concert comporte trois créations :
La première de François Vallet, Idées noires, s’inspire de l’album éponyme du dessinateur André Franquin, par ailleurs créateur de Gaston Lagaffe, mais aussi maître de l’humour noir et du bizarre. François Vallet, lui-même grand percussionniste, en a tiré une composition au style très narratif, où quantité d’instruments gravitent autour du marimba. Ses trois histoires s’intitulent successivement Blancs flocons et doux flots bleus, Le Sourire du fiston et les dents de la mer, Oiseau rapide et goéland…
Nicolas Fox, dont on entendra la pièce No changes vient quant à lui du monde de la batterie, instrument de prédilection du jazz et des variétés ; mais il est aussi compositeur de pièces envoûtantes avec leurs boucles rythmiques, chères à la musique minimaliste. A noter que sa création utilise un marimba préparé, dans la lignée du piano préparé de John Cage.
Enfin, Othman Louati, percussionniste et compositeur français, est très lié à l’orchestre Le Balcon, que nous connaissons bien à la Fondation. Et ses Nocturnes qu’on entendra également en création sont une œuvre d’exploration des timbres, des résonances, des textures, qui nous permettra de compléter ce tour d’horizon du très vivant répertoire contemporain pour percussions.
Benoît Duteurtre
Programme
Nebojša Jovan Živković (né en 1962)
- Trio per uno opus 27
- Premier mouvement
Steve Reich (né en 1936)
- Clapping music (1972)
Thierry de Mey (né en 1956)
- Musique de tables (1987)
John Cage (1912-1992)
- Amores (1943)
François Vallet (né en 1995)
- Idées noires (création mondiale)
Nicolas Fox (né en 1988)
- No Changes (création mondiale)
Othman Louati (né en 1988)
- Nocturnes (création mondiale)
Elliott Carter
- Eight pieces for four timpani (1949-1966)
- March
Iannis Xenakis (1922-2001)
- Okho (1989)
avec le soutien de Bergerault France
Biographie
Le trio Xenakis a pour principale vocation l’exploration des chefs-d’œuvre de la musique contemporaine mettant en valeur les multiples facettes de la percussion.
Formés principalement au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris, ces trois percussionnistes vouent une passion commune au travail de la musique de chambre impliquant l’instrumentarium infini et spectaculaire de la percussion au XXème siècle.
Rendant hommage à Iannis Xenakis, l’un des premiers compositeurs à mettre en lumière la percussion sous un jour soliste avec une complexité rythmique jamais encore envisagée, cet ensemble explore aussi les œuvres du dernier siècle dans toutes ses évolution esthétiques jusqu’ à la création la plus contemporaine.
Révélation instrumentale des Victoires de la musique en 2017, Adélaide Ferrière, comme ses deux partenaires du trio a collaboré avec les plus importantes phalanges orchestrales françaises et européennes et sous la direction des plus grands chefs.