Secession Orchestra - Autour de la 5e symphonie de Mahler
Prologue de Clément Mao-Takacs
Dans ce programme autour de la 5ème symphonie de Mahler, c'est tout d'abord dans le laboratoire secret du compositeur que nous font entrer SECESSION ORCHESTRA et Clément Mao – Takacs : à côté du célèbre Adagietto, immense Lied sans paroles pour cordes et harpes rendu célèbre par Luchino Visconti dans son film "Mort à Venise" (que nous ferons précéder, comme un clin d'œil, de l'Élégie – ultimes mesures composées par Wagner avant sa propre mort à Venise !), il est passionnant de présenter les Rückert-Lieder, composés exactement à la même époque, et de découvrir comment certaines tournures et inflexions sont employées dans les deux œuvres par Mahler, qu'elles soient "avec" ou "sans" paroles.
Ce passage d'un texte chanté à une musique "pure" où le texte devient sous-texte est l'un des gestes mahlériens récurrents : les deux Lieder donnés en ouverture sont tout à fait représentatifs puisque Mahler les a utilisés comme matériau strictement musical pour d'autres travaux symphoniques. A l'inverse, les brèves séquences musicales contrastées de l'op. 19 de Schönberg – dont la dernière est un hommage avoué à Mahler – semblent la réalisation de possibles scénarios de films muets emplis de péripéties, et l'auditeur peut se laisser aller au plaisir de "mettre des mots" sur cette musique au gré de sa fantaisie.
Clôturant notre parcours entre la musique et les mots – tantôt explicitement chantés, tantôt secrètement enclos – les Fantasien de Zemlinsky sur des poèmes de Richard Dehmel nous entraîneront dans des univers purement musicaux inspirés par des poèmes : Zemlinsky ne nous fait pas entendre les mots du poète, mais en use comme point de départ pour créer des espaces sonores originaux, afin de restituer l'essence et l'impression poétiques.
"Avec" ou "sans" paroles, toutes les œuvres de ce concert sont une invitation à repenser l'adage "Prima la musica e poi le parole" non comme une opposition, mais comme un dialogue incessant et fertile.
Prologue de Benoît Duteurtre
Notre programme, ce soir, apporte un éclairage sur le monde musical de Gustav Mahler : avec ses modèles, en particulier Wagner ; avec ses contemporains tel Zemlinski ; avec ses disciples comme Schönberg ; et bien sûr avec Mahler lui-même, sa Cinquième symphonie et ses Rückert Lieder, au cœur de ce qu'on désigne généralement comme la "modernité viennoise".
Il faut rappeler toutefois que cette notion de "modernité viennoise" a mis beaucoup de temps à s'imposer et à nous apparaître dans toute sa richesse, particulièrement en France, pour des raisons que je voudrais résumer en plusieurs étapes.
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La première se situe voici plus d'un siècle, à la veille de la guerre de 1914. La musique de Mahler, alors, n'est pas inconnue en France. On la donne même à plusieurs reprises à Paris où le compositeur vient lui même la diriger. Il compte de grands amis, tel Rodin, dans la capitale française et il est même décoré de la Légion d'honneur... Mais pour la majeure partie du milieu artistique, sa musique demeure incompréhensible.
La France, en effet, est elle-même engagée dans une modernité tout à fait différente, foncièrement anti-romantique, éprise de séductions harmoniques et orchestrales ; et Mahler, dans ce contexte, apparaît comme le dernier représentant d'une certaine lourdeur post-romantique allemande. D'où la réaction de Debussy, mais aussi de Dukas ou Pierné qui en 1910, quittent ostensiblement la salle du Châtelet où Mahler dirige sa Deuxième symphonie. Pour tous ces artistes, l’Allemagne moderne est bien davantage incarnée par Richard Strauss dont l'art virtuose et ludique parle davantage aux esprits parisiens. Le cas Mahler semble, pour l'heure, provisoirement réglé, c'est à dire évacué.
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L'étape suivante se situe au lendemain de la première guerre mondiale, dans les années 1920. Les compositeurs modernes se prennent alors de curiosité pour la nouvelle avant-garde viennoise, en particulier pour Arnold Schönberg et ses théories sur la disparition de la tonalité. On ne connaît pas vraiment sa proximité avec Mahler, mais on s'intéresse au courant dodécaphonique, présenté à Paris grâce à Wiéner ou Milhaud, et qui va exercer une discrète influence, quoique très passagère, sur certains compositeurs.
Le projet de Schönberg semble toutefois trop radical et apparaît bien vite comme une voie de garage, tandis que la modernité parisienne s'engage dans une voie très différente qu'on qualifiera plus tard de "néo-classique". Le cas Schönberg semble donc lui aussi provisoirement évacué, tandis que celui ci part en Amérique et continue à transmettre ses théoriques à quelques élèves.
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La troisième étape, au lendemain de la seconde guerre mondiale, est marquée par le retour en force des théories de Schönberg, transmises en France par son disciple René Leibowitz. Ces théories fascinent la jeune génération autour de Pierre Boulez qui va en faire l'alpha et l'oméga de la modernité – tout en rejetant avec une certaine violence la modernité parisienne des années 1920-1930.
Vienne détrône alors Paris, au moins comme référence musicale, à travers cette seconde école de Vienne incarnée par Schönberg et ses deux disciples, Berg et Webern. Mais il n'est pas encore vraiment question de Mahler, dont l'art commence tout juste à connaître un regain de faveur à travers les musiciens viennois exilés aux États-Unis, en particulier Bruno Walter. Le mouvement s'amorce toutefois, et plusieurs grands chefs, dans le sillage de Walter, viennent diriger Mahler à Paris comme Georg Solti dans les Kindertoten Lieder, Otto Klemperer dans la Neuvième et bientôt Leonard Bernstein dans la Troisième symphonie. Si toutefois ces concerts mobilisent quelques passionnés, la jeune avant garde - et notamment Boulez qui s'impose lui-même comme chef d’orchestre - continue à rejeter Mahler et porte sur son esthétique le même regard négatif que Debussy au début du siècle.
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Il faudra donc une quatrième étape, qui se produit dans les années 1970 et qui marque le véritable tournant. Car c'est alors que se produit la véritable redécouverte de Mahler par le grand public, pour diverses raisons qu'on peut énumérer au moins partiellement :
– D'abord le succès fabuleux du film Mort à Venise de Visconti, en 1971, avec justement pour musique l'adagietto de la Cinquième symphonie qui devient populaire du jour au lendemain.
– Ensuite l'influence très forte, en ces années, de la culture psychanalytique qui donne à Mahler une aura particulière. L'ancien patient de Sigmund Freud devient alors, avec sa femme Alma une figure romanesque autant que musicale.
– Au même moment commence à paraître (à partir de 1979) la colossale biographie d'Henri Louis de La Grange.
– Mais c'est aussi dans cette période que s'amorce la redécouverte de la modernité viennoise dans son ensemble, notamment grâce à la grande exposition organisée en 1986 à Beaubourg par Jean-Clair : Vienne, naissance d'un siècle.
Désormais, Paris ne se regarde plus comme le foyer de la seule modernité ; et le rôle, la diversité, la force de la vie artistique viennoise apparaissent en pleine lumière. C'est alors, aussi, que la richesse des parentés esthétiques commence à se dessiner de façon plus précise : ainsi, cette filiation qui conduit de Wagner à Mahler et de Mahler à Schönberg, chacun poussant un peu plus loin la dissolution de la tonalité ; ainsi ce cousinage entre un Mahler et un Berg dans leur recours impur aux détournements de musique populaire ; sans oublier certains compositeurs quasi-inconnus en France comme Zemlinski , immense figure de la musique viennoise qui est à la fois le disciple de Mahler et le beau frère de Schönberg. Signe de cette évolution, on verra bientôt Pierre Boulez commencer à diriger passionnément ces œuvres de Mahler qu'il avait d'abord dédaignées.
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Toutes les œuvres de notre programme – dont les orchestrations ont été conçues ou adaptées pour petite formation par Clément Mao-Takacs – trouvent leur place dans ce panorama de la modernité viennoise :
D'abord deux merveilleux lieder de Mahler : Ablösung in sommer, et Erinnerung, inspirés par le cycle du Knaben Wunderhorn, mais qu'on entendra dans une version pour orchestre seul. Ensuite une page de Wagner, principal inspirateur de Mahler et du post romantisme viennois. Sa brève Élégie fut composée juste avant de mourir à Venise... Et c'est bien évidemment à cette Mort à Venise que fera également écho l'adagietto de Mahler, cet immense lied sans paroles pour cordes et harpe.
Nous retrouverons ensuite Arnold Schönberg dont on le sait, l'épanouissement artistique, doit beaucoup à la présence à Vienne de Mahler, à son attention bienveillante, et au modèle qu'il a représenté. Ses très poétiques pièces pour piano opus 19 sont de véritables aphorismes musicaux composés en 1911 dans cette période librement atonale qui précède l'invention du sérialisme.
Place ensuite à un grand chef d’œuvre de Mahler : les Ruckert Lieder, composés en 1901-1902 sur des poèmes de Friedrich Ruckert. et contemporains de la cinquième symphonie. Après quoi nous conclurons parcours entre la musique et les mots avec les Fantasien de Zemlinsky : une partition de 1898, purement instrumentale mais inspirée par les poèmes de Richard Dehmel .
Benoît Duteurtre
Programme
Gustav Mahler (1860-1911)
Ablösung im Sommer*
Erinnerung**
Richard Wagner (1813-1883)
Elégie**
Gustav Mahler
- Symphonie N°5
- Adagietto
Arnold Schönberg (1874-1951)
6 Stücke opus 19**
Gustav Mahler
Rückert-Lieder*
Alexander von Zemlinsky (1871-1942)
- Fantasien übert Gedichte von Richard Dehmel**
- Stimmer des Abends
- Waldseligkeit
- Liebe
- Käferlied
*arrangement de Clément Mao-Takacs - **orchestration originale de Clément Mao-Takacs
Biographies
Irina de Baghy mezzo-soprano
C’est à l’âge de six ans que la jeune mezzo-soprano canadienne Irina de Baghy débute sa carrière de chanteuse dans des comédies musicales au Canada avant de suivre les masterclasses de grands artistes de jazz renommés comme Sheila Jordon ou Jay Clayton. En 1999 Irina de Baghy se découvre une vraie passion pour l’art lyrique lors de ses études à la Bishop’s University de Lennoxville (Québec) dont elle obtient le Bachelor of Arts. Tout au long de sa formation elle s’est vu décerner de nombreux prix, parmi lesquels The Friends of Music Award (1999-2000), The Howard Brown Prize in Music (2000-2001 et 2001-2002), ainsi que le prix universitaire Top Graduating Student (2002-2003).
Sur la scène lyrique Irina de Baghy vient de jouer le rôle de Ragonde dans Le Comte Ory de Rossini à l’opéra de Malmö en Suède ainsi que le rôle d’Arsace dans Semiramide de Rossini au Royal Danish Opera à Copenhague. En France, elle a dernièrement tenu de rôle de Rita dans la Zarzuela de Thomas Bréton, La Verbena de la Paloma et participé à la création de Thierry Pécou de Rêve de Carnaval à l’opéra de Reims. Elle a incarné Carmen avec beaucoup de succès ainsi que le rôle de Suzuki dans Madame Butterfly de Puccini à l’opéra de Fribourg en Suisse et au Festival de Saint-Céré. Elle a aussi participé à la production de La petite Renarde rusée de Janáček à l’opéra de Reims et à l’opéra de Liège, avant de chanter La Cambiale di Matrimonio de Rossini à l’opéra de Bastia.
Irina de Baghy a remporté le premier prix de chant de l'ADAMI et le concours international de chant-piano Nadia et Lili Boulanger.
Clément Mao-Takacs direction
Diplômé du Conservatoire national supérieur de musique de Paris ainsi que de l'Accademia Chigiana de Sienne, Clément Mao-Takacs est lauréat du Festival de Bayreuth et a reçu le prix "Jeune Talent" 2008 décerné par la Fondation del Duca (Institut de France / Académie des Beaux-Arts). En 2013, il est le premier chef d’orchestre à devenir lauréat de la Fondation Cziffra. Sa carrière de chef commence très jeune puisque c’est à l’âge de quinze ans qu’il dirige son premier concert à la salle Gaveau (Paris). Il devient l’assistant de Janos Komives à l’Opéra national de Budapest (2002) ainsi que pour plusieurs productions et enregistrements en France. Il est ensuite engagé par le directeur musical de l’Opéra de Rome, Gianluigi Gelmetti, dont il sera l’assistant durant cinq années (2003-2008). Il a été invité par la Camerata Strumentale « Città di Prato », l’ensemble à vents du Conservatoire national supérieur de musique de Paris, le festival Orchestra de Sofia, les ensembles Aquilon et Initium. Parallèlement, il reprend la direction musicale (2004-2010) de l'Orchestre Sérénade.
En 2011, il fonde Secession Orchestra, dont il assure la direction musicale et artistique.
Clément Mao-Takacs est le dédicataire et le créateur d'œuvres de Bargielski, Ballereau, Komives, Feldman, Sikorski, Svensson, Letouvet, Adams, Saariaho. Très proche de la musique de Kaija Saariaho, il a dirigé les créations de la version de chambre de La Passion de Simone aux festivals Melos-Ethos (Bratislava - Slovaquie), Codes (Lublin – Pologne), à Saint-Denis (basilique) et Clermont-Ferrand (La Comédie - Scène nationale). Il en a dirigé, en avril 2015 à Rome, la création italienne, ainsi que la danoise, à Copenhague en 2016.
Le répertoire lyrique est important pour cet amoureux de la littérature et de l’art dramatique. Sa rencontre avec Peter Sellars est déterminante et il entretient des liens d’amitiés avec acteurs et metteurs en scènes aux univers variés parmi lesquels Aleksi Barrière avec lequel il a créé et codirige la compagnie La Chambre aux échos.
Clément Mao-Takacs a enregistré la pièce Adieu de Stockhausen (Crystal Classics), ainsi qu’un disque consacré à Jacques Ibert (Timpani) qui a reçu cinq diapasons par le magazine éponyme.
Clément Mao–Takacs poursuit aussi une carrière de pianiste, soliste et chambriste. Partenaire de nombreux instrumentistes et artistes lyriques, il a accompagné la soprano Omo Bello dans le cadre de la tournée européenne Rising Star 2014/2015.
Compositeur, Clément Mao–Takacs écrit principalement pour voix et pour orchestre. Il réalise également de nombreuses orchestrations. Titulaire d'un DEA de littérature comparée, il parachève un doctorat en arts du spectacle et publie régulièrement textes et articles.
Secession Orchestra
Secession Orchestra est une formation d'élite composée d'une quarantaine de musiciens. Placé sous la direction musicale et artistique de Clément Mao-Takacs, cet orchestre privilégie le répertoire des XXe et XXIe siècles, travaillant avec les compositeurs de son temps, multipliant les collaborations et les passerelles entre les arts.
Salué par la critique comme par le public pour son excellence, Secession Orchestra propose depuis plusieurs années une programmation ambitieuse et exigeante : à partir des figures tutélaires de Debussy et Mahler, les musiciens interprètent Bartók, Kodály, Berg, Schönberg, Webern, Reger, Ravel, Falla, Mompou, Chabrier, Holmès, Viardot, Komives, Adams, mais aussi Liszt, Wagner et Mozart.
Secession Orchestra s’est produit en France et en Europe aux festivals Lisztomanias, aux Tons Voisins, Maestri & Bambini, Bougival, Nohant, CIMA, Floréal et aux Rencontres musicales de Calenzana. Presque systématiquement réinvité, Secession Orchestra a été en 2015 l’hôte de nombreux festivals : Deauville, Métis (Saint-Denis), Épau, Classique au vert, Novalis (Croatie). Depuis 2013, Secession Orchestra collabore régulièrement avec la compagnie de théâtre musical La Chambre aux échos et crée en Europe la version de chambre d'un opéra de Kaija Saariaho La Passion de Simone au festival Melos-Ethos (Bratislava, Slovaquie), Codes (Lublin, Pologne), à Clermont-Ferrand et au festival de Saint-Denis.
Secession Orchestra travaille régulièrement avec des solistes de renom – tels Renaud Capuçon, Gérard Caussé, Jean-François Heisser, Denis Pascal – et de nombreux artistes lyriques. Les concerts-lectures sont une autre de ses spécialités : soigneusement conçus et pour des comédiens tels Charles Berling, Michel Fau, Brigitte Fossey, Antoine Duléry, Didier Sandre, Laurence Cordier ou Renan Carteaux.
Considérant tout acte culturel comme un acte social, Secession Orchestra choisit de repenser la forme du concert classique à travers des programmes-concepts, de réinventer le lien entre musiciens et public au cœur de la cité, et de s’impliquer activement dans la formation du public de demain à travers de nombreux projets à caractère didactique et pédagogique, dont les Musicales de Bretonneau, qui se déroulent en hôpital, des concerts et ateliers en établissements scolaires ou en collaboration avec des institutions (Philharmonie de Paris) et l’Université Populaire en partenariat avec la Mairie du 18e arrondissement de Paris.
Secession Orchestra reçoit le soutien de la Fondation La Poste et de son cercle de mécènes privés.
Secession Orchestra est depuis 2014 en résidence à la Fondation Singer-Polignac.