Un autre Chopin
Pour bien commencer cette nouvelle saison musicale à la Fondation Singer-Polignac, nous reviendrons ce soir à quelques sujets qui nous accompagnent depuis déjà plusieurs mois.
Chopin, d'abord, né il y a deux siècles, en 1810, et dont nous fêtons le bicentenaire jusqu'à la fin de l'année... D'où le programme de cette soirée, qui nous permettra d'en redécouvrir quelques aspects connus et moins connus.
Mais nous poursuivons également nos réflexions sur les liens entre musique et littérature, qui se matérialiseront le mois prochain dans un colloque et un concert consacrés aux écrivains compositeurs, tels Jean-Jacques Rousseau, Nietzsche ou Theodor Adorno.
Pour relier ces deux sujets, j'ai donc rassemblé, en préambule à notre concert, quelques réflexions de grands écrivains sur Frédéric Chopin. Car Chopin fait partie de ces musiciens qui ont fasciné le monde littéraire, et qu'on pourrait regrouper en deux familles : d'un côté les génies combattants, énergiques, héroïques, dont la figure emblématique est Beethoven, mais aussi Berlioz ou Wagner ; de l'autre côté, les génies fugaces, miraculeux, éphémères et presque inexplicables, à la façon de Mozart, Schubert ou Chopin.
Pourtant, je suis frappé davantage encore par la façon qu'a chaque écrivain de tirer la figure de Chopin vers ses propres préoccupations et de s'inventer un Chopin personnel.
Premier exemple, Balzac qui dans son goût toujours un peu théâtral, ne peut s'empêcher de voir Chopin par le biais d'une opposition spectaculaire entre Chopin et Liszt : « Vous ne jugerez Listz que quand il vous sera donné d'entendre Chopin. Le Hongrois est un démon ; le Polonais est un ange ». Ange et démon : ces termes reviennent souvent dans les descriptions de Balzac, et dans son amour des catégories... même s'il sait faire évoluer ses personnage de façon beaucoup moins manichéenne.
Parmi les contemporains de Chopin, Henri Heine, le poète apatride, voit évidemment Chopin comme un poète apatride : « Il n'est pas seulement virtuose, il est aussi poète... Quand il s'assied à son piano et qu'il improvise. Il n'est alors ni polonais, ni français, ni Allemand, ; il trahit une origine bien plus haute, il descend du pays de Mozart, de Raphaël, de Goethe : sa vraie patrie est le royaume enchanté de la poésie. »
George Sand a laissé sur Chopin les témoignages les plus nombreux et les plus passionnants sur lesquels je ne vais pas revenir maintenant. Sauf pour rappeler que son regard sur le musicien est encore à sa propre image : regard d'une femme forte, sur une homme qu'elle juge faible, au point de l'appeler parfois « ce cher cadavre. »
L'intérêt pour la figure de Chopin ne se limite pas, d'ailleurs, à la période romantique, loin de là. Après la figure du compositeur souffrant, la fin du XIXe siècle voudra même voir dans Chopin un artiste plus lumineux.
C'est le cas notamment de Nietzsche, dans Humain trop humain. Au moment où il veut en finir avec l'Allemagne et le wagnérisme, il explique qu'à ses yeux : Chopin a « libéré la musique des influences allemandes, de la propension à la laideur, au morne, à l'esprit petit-bourgeois, à la lourdeur et à la pédanterie. » Et il ajoute : « Presque toutes les situations et manières de vivre ont leur moment de bonheur. C'est lui que les bons artistes savent prendre au filet. Ce moment de bonheur, Chopin l'a si bien fait chanter, dans la Barcarolle, qu'à l'écouter l'envie pourrait prendre même les dieux de passer de longues soirées d'été allongés dans une barque. »
Cette lecture de Chopin comme musicien du bonheur, peut surprendre. Elle rejoint d'une certaine façon le point de vue d'un autre grand Nietzchéen, André Gide, par ailleurs excellent pianiste, et qui jouait Chopin à merveille comme le prouvent certains témoignages et enregistrements.
Gide, en bon porte-parole du goût français, caractérisé par le fameux « rien de trop », veut donc Chopin comme plus français que Polonais. Et dans ses notes sur Chopin il se livre à une véritable analyse de l'oeuvre et de son interprétation, caractérisé selon lui par la mesure et le sens des nuances :
« Cette musique de Chopin, presque toujours, j'aime qu'elle nous soit dite à demi-voix, presque à voix basse, sans aucun éclat (j'en excepte évidemment certains morceaux hardis, dont la plupart des scherzos et des polonaises), sans cette assurance insupportable du virtuose, qui la dépouillerait ainsi de son plus précieux attrait. C'est ainsi que jouait Chopin lui-même, nous est-il raconté par ceux qui l'avaient encore entendu. Il semblait toujours en deçà de la sonorité la plus pleine ; je veux dire : presque jamais ne faisait rendre au piano son plein son, et, par là, décevait très souvent son auditoire qui pensait "n'en avoir pas pour son argent". »
Mais je voudrais terminer cette évocation littéraire de Chopin par un autre grand exemple, celui de Marcel Proust qui ne manque pas à la règle ; puisque dans Un amour de Swann, il nous décrit le style de Chopin comme s'il parlait d'une phrase de Marcel Proust :
« Mme de Cambremer avait appris dans sa jeunesse à caresser les phrases, au long col sinueux et démesuré, de Chopin si libres, si flexibles, si tactiles, qui commencent par chercher et essayer leur place en dehors et bien loin de la direction de leur départ, bien loin du point où on avait pu espérer qu'atteindrait leur attouchement et qui ne se jouent dans cet écart de fantaisie que pour revenir plus délibérément – d'un retour plus prémédité, avec plus de précision, comme un cristal qui résonnerait jusqu'à faire crier – vous frapper au coeur. »
Ce programme, je le disais, rassemble des aspects connus et moins connus de l'oeuvre de Chopin, avec d'abord sa principale composition de musique de chambre, la sonate pour piano et violoncelle opus 65.
Il faut rappeler en effet que Chopin n'a pratiquement composé que des œuvres pour piano solo, ou piano et orchestre, à quelques très rares exceptions près : quelques mélodies, un trio de jeunesse et quelques pièces pour violoncelle et piano, la plus importante étant cette sonate.
Le violoncelle est donc le seul instrument soliste retenu par Chopin en dehors du piano, et on en trouve l'explication en travaillant sa musique, quand on voit le soin et l'élan qu'il apporte souvent au chant ou aux contrechants de la main gauche. Il aime ces mélodies entre grave et médium ; même si la naissance de sa musique pour violoncelle et piano paraît également liée aux circonstances, en particulier son amitié avec le grand violoncelliste Auguste Franchomme auquel il a dédié cette sonate composée à la fin de sa vie, en 1847, et qui fut la dernière partition publiée de son vivant.
Cette œuvre en quatre mouvements est frappante d'abord par son imposant premier mouvement, où le style pianistique chopinien perd beaucoup des caractéristiques, prenant un aspect plus massif, et presque beethovénien. Et si dans les mouvements suivants, notamment dans le mouvement lent, le piano retrouve ses ornementations perlées, si caractéristiques, c'est plutôt pour accompagner et soutenir le chant du violoncelle.
Les trois mazurkas que vous entendrez ensuite sont parmi les plus simples du grand cycle consacré à ces danses polonaises. Composée à l'âge de 17 ans, la première a le caractère d'une danse campagnarde, dans une couleur modale, mais pleine de nostalgie... La seconde, composée quelques années plus tard est particulièrement réussie. Comme beaucoup de mazurkas et de nocturnes, elle a un style presque improvisé qui semble préfigurer le jazz ou le blues avec ses hésitations et ses ornementations de main droite sur un rythme obstiné. Quant à la troisième, elle fait partie de ces œuvres de Chopin longtemps rabâchées au piano par les jeunes filles sentimentales, ce qui n'en rend pas l'interprétation facile !
Dans la série des pièces pour piano solo, nous entendrons ensuite le premier impromptu, qui est une page pleine de charme avec sa première partie très légère tout en triolets, en perles et en cascades, et sa partie centrale plus chantantes, dans le style d'un nocturne.
A propos de ces pièces brèves de Chopin, si parfaites, je voudrais citer d'ailleurs encore un écrivain, Milan Kundera, qui dans ses réflexions sur le style romantique, et sa hantise du remplissage inutile, donne pour exemple la musique de Chopin :
« De même que Tchekov n'écrit aucun roman, de même Chopin boude la grande composition en composant presque exclusivement des morceaux rassemblés en recueils (mazurkas, polonaises, nocturnes, etc). Il a agi contre l'esprit de son temps qui considérait la création d'une symphonie, d'un concerto, d'un quatuor comme le critère obligatoire de l'importance d'un compositeur. Mais c'est précisément en se dérobant à ce critère que Chopin créa une œuvre, peut-être la seule de son époque, qui n'a nullement vieilli et reste vivante entièrement, pratiquement sans exception. »
Ces remarques pourraient s'appliquer également à la troisième ballade, de dimensions assez brève, et que Schumann considérait comme une des pages les plus originales de Chopin, avec un caractère enlevé, presque radieux qui tranche là encore sur l'image habituelle du compositeur.
Enfin, notre programme s'achèvera par une œuvre très peu connue, le Rondeau opus 73, composé d'abord pour piano solo alors que le compositeur était encore adolescent, et arrangé un peu plus tard, en 1828, dans cette nouvelle version pour deux pianos. Le style de Chopin est évidemment encore balbutiant dans cette page un peu convenue ; mais là encore certains passages, par leur sens brillant de l'ornementation et par leur délectation harmonique semblent déjà préfigurer le Chopin à venir.
Benoit Duteurtre
Programme
Jonas Vitaud commence le piano à six ans et l’orgue à onze ans. À douze ans il obtient le prix d’honneur du « Royaume de la musique » de Radio France et joue en soliste avec l’orchestre de la Garde républicaine. Lauréat de la fondation Tarazzi et de la fondation Drouet-Bourgeois, il obtient au Conservatoire national supérieur de musique de Paris quatre 1ers prix : piano (Brigitte Engerer), musique de chambre (Christian Ivaldi), accompagnement au piano (Jean Koerner) et harmonie (Jean-Claude Raynaud). Il est admis à l’unanimité en cycle de perfectionnement, et reçoit de la fondation Alfred-Reinhold de Leipzig un piano à queue Blüthner. Lauréat de plusieurs concours internationaux (Lyon, Trieste, Munich, Beethoven de Vienne), il est l’invité des principaux festivals français (festival de Pâques de Deauville, Sceaux, Reims, Deauville, Noirlac, Musique sur Ciel, Sully, La Roque-d’Anthéron, Piano en Valois, Radio France, lac du Bourget) tant en soliste qu’en chambriste. En Allemagne, Angleterre, Espagne, Russie, Iran, Italie, Japon, Pologne, Chine et Thaïlande, il se produit avec Bertrand Chamayou, Aldo Ciccolini, Augustin Dumay, Brigitte Engerer, Philippe Cassard, Alexandre Tharaud, Laurent Korcia, les quatuors Debussy et Ébène et a collaboré avec les compositeurs Henri Dutilleux, Thierry Escaich, György Kurtág, Thomas Adès, Christian Lauba (dont il a créé le triple concerto avec l’orchestre du Mulhouse) et Philippe Hersant au festival de Cordes-sur-Ciel. Avec Julien Dieudegard (violon) et Noémie Boutin (violoncelle), il forme le trio Cérès. Il participe régulièrement à des émissions sur France musique, Radio Classique ou Mezzo.
Est paru en 2009 un disque du trio Cérès (Oehmsclassics), consacré à la musique française (Fauré, Ravel, Hersant).
Né en 1990, Yan Levionnois débute le violoncelle avec son père, violoncelle solo de l’orchestre philharmonique de Radio France, puis étudie avec Xavier Richard, Marc Coppey, et est reçu en 2006 dans la classe de Philippe Muller au Conservatoire national supérieur de musique de Paris. Il a participé au Festival de Cordes-sur-Ciel, au Festival de Pâques de Deauville, aux Rencontres musicales de Santander, au Festival Pablo-Casals. Il a reçu les conseils de Natalia Shakhovskaïa, Natalia Gutman, Gary Hoffman, Jean-Guihen Queyras, Hatto Beyerle, Itamar Golan ainsi que de ceux des quatuors Ébène, Artis et Fine Arts. 1er grand prix du concours international Navarra, 1er prix du concours du London Philharmonic Orchestra, lauréat du concours Note et Bien, dédié à la musique française, ainsi que de la fondation Raynaud-Zurfluh, il s’est produit en soliste dans les concertos de Haydn, Schumann, Dvorák, Lalo, Elgar, avec notamment l’orchestre national du Capitole de Toulouse, le Symphony Chamber Orchestra of Prague, l’orchestre Prométhée, ainsi qu’avec l’ensemble de violoncelles de l’orchestre de Paris dans Messagesquisse de Boulez. Il a déjà joué en musique de chambre avec de grands musiciens, parmi lesquels Zakhar Bron, Silvia Marcovici, Matthew Trusler, Vladimir Mendelssohn. Il joue un violoncelle de Patrick Robin, de 2005.
Né en 1987, Adam Laloum débute le piano à l’âge de dix ans. Il poursuit ses études musicales au Conservatoire de Toulouse et entre au Conservatoire national supérieur de musique de Paris en 2002 dans la classe de Michel Béroff. Il a travaillé avec Daria Hovora, Jean Mouillère, Claire Désert, Christian Ivaldi, Ami Flammer ou Vladimir Mendelssohn... Il obtient son diplôme de formation supérieure de piano en juin 2006 et poursuit un cycle de musique de chambre dans la classe de Claire Désert et Ami Flammer. Adam a interprété en mai 2008 le 2e concerto de Brahms avec l’orchestre du Conservatoire. A l’académie Maurice-Ravel en septembre 2007, puis aux master classes de musique de chambre de Villefavard, il travaille le grand répertoire avec Jean-Claude Pennetier. En septembre 2009, il remporte le 1er prix et le prix du public lors du concours Clara Haskil à Vevey (Suisse). Adam s’est produit en musique de chambre et en soliste dans de nombreux festivals : la Grange de Meslay, Piano en Saintonge, Jeunes Talents à Paris, l’Epau, La Roque-d’Anthéron, l’Orangerie de Sceaux, Cordes-sur-Ciel, Deauville, ainsi qu’à la Fondation Singer-Polignac. Il a joué à quatre mains avec Christian Ivaldi à Noyers en juillet 2008. Lauréat boursier de l’Adami pour la saison 2007-2008, il a également été lauréat de la Fondation Groupe Banque Populaire en décembre 2007.