Noël a cappella
Lorsque je me suis penché sur ce beau programme, pour y chercher un fil conducteur, je suis d'abord resté perplexe. Car il parait bien difficile de trouver un lien historique, ou esthétique, entre des musiciens aussi différents que Dvorak et Vaughan Williams, Hugo Wolf et Benjamin Britten - sans parler de compositeurs finlandais mal connus en France, et de deux contemporains qui n'ont en commun que le prénom de Philippe.
Je me suis donc dit - pour commencer - que j'allais faire l'éloge des programmes sans fil conducteur. Car après tout c'est un goût particulier de notre époque que de vouloir absolument un thème, un sujet, pour justifier l'enchainement de quelques œuvres musicales. Nous aimons les programmes homogènes - comme en témoignent également ces séries monographiques qui proposent, parfois laborieusement, l'intégrale d'un compositeur en cinq soirées...
Pourtant, jusqu'à la fin du XIXe siècle, les organisateurs de concerts préféraient les programmes variés où l'on pouvait entendre, dans le même enchaînement, un mouvement de symphonie, une œuvre de musique de chambre, puis quelques lieder d'un autre compositeur, et encore, pour finir, un ensemble avec chœur. Plus près encore de nous - contrairement à la légende qui veut que la musique nouvelle ait toujours été marginale et méconnue - les grandes associations symphoniques mélangeaient systématiquement, jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, grand répertoire et créations contemporaines dans les mêmes programmes.
C'est donc un grand plaisir, ce soir, que de rapprocher, pour le seul plaisir, des pages aussi différentes que celles qui figurent à notre programme ; et c'est l'honneur de cette Fondation que d'avoir redonné, à l'initiative du président Pouliquen, une place régulière, dans ses soirées, à la musique d'aujourd'hui.
M'étant fait ces quelques réflexions, j'ai toutefois de nouveau regardé le programme. Et il m'a semblé qu'en dehors des liens historiques ou esthétiques, la formation du chœur a capella - c'est à dire sans accompagnement – donne évidemment un caractère particulier à ce concert et mérite elle-même quelques réflexions.
La prépondérance accordée dans notre vie musicale aux instruments, aux solistes, à la virtuosité, au chant d'opéra, ne doit pas en effet nous faire oublier que le chant choral a longtemps été la première des pratiques musicales. Non seulement parce que les musiques traditionnelles des cinq continents sont pour l'essentiel des ensembles vocaux a capella ; mais encore parce que la naissance de la musique savante européenne, vers le XIIe siècle se confond avec celle de la polyphonie, et que le règne du chœur sera quasiment sans partage pendant quatre siècles, jusqu'à la Renaissance.
C'est seulement à partir du XVIIe siècle que la musique chorale voit sa prépondérance mise en cause par le développement de la musique instrumentale et symphonique, mais aussi par le chant accompagné - qui vont progressivement reléguer les chœurs à une fonction annexe dans la liturgie ou à l'opéra. Pourtant, si le XIXe siècle prolonge cette tendance, il amorce aussi la timide redécouverte de tout un répertoire. Dès cette époque, des musiciens passionnés commencent à se pencher sur les trésors enfouis de la musique ancienne ; et l'on voit se multiplier en Europe les chœurs désireux de s'y consacrer.
Un exemple en est donné ici même, au temps du premier salon de la princesse de Polignac, lorsqu'elle s'appelle encore princesse de Scey-Montbéliard. Dans ces années 1880-1890, les musiciens de la Société Nationale de Musique se retrouvent chez elle pour pratiquer le chant choral, en mêlant le répertoire oublié à leurs propres créations. Parmi les chanteurs les plus assidus, outre la princesse elle-même, figurent Vincent d'Indy, André Messager, Charles Bordes. A côté de Rameau, Monteverdi ou Mondonville, l'exécution régulière de cantates de Bach est un de leurs exercices obligés.
Si la musique chorale recouvre une histoire, elle est aussi façonnée par une géographie dont ce programme met en lumière quelques pôles
En Allemagne et en Europe centrale, l'ancienne tradition du choral luthérien, mais aussi la liturgie catholique nourrissent l'art des compositeurs romantiques. Durant tout le XIXe siècle, ceux-ci vont déployer leurs talents dans la composition d'ensembles vocaux, d'inspiration souvent populaire. Cette activité presque inlassable de Schubert à Brahms occupe également une place importante dans l'œuvre d'Antonin Dvorak. Les deux lieder qu'on va entendre sont extraits du cycle In der Natur, dernière œuvre chorale du musicien : le premier évoque les états d'âme du poète face a la beauté de la nature ; le second est un chant de fête à la fois populaire et religieux, empreint de couleurs traditionnelles bohémiennes. Compositeur de la même génération, Hugo Wolf révèle dans ses lieder de jeunesse sur des poèmes d'Eichendorff un tempérament tout différent, qui préfigure déjà l'orientation wagnérienne du compositeur - même si l'on y retrouve la mélancolie et l'amour romantique de la nature.
Deuxième pôle de ce programme, l'Angleterre est par excellent le pays de la musique chorale : on pourrait dire schématiquement que si le tempérament français s'exprime le mieux dans la littérature, l'esprit allemand dans la pratique de la musique de chambre, la société anglaise, elle, se retrouve dans la pratique collective du chant : véritable institution nationale, forgée dans les maîtrises des cathédrales, puis développée dans ce sport national que sera le grand oratorio. Ici comme ailleurs, les compositeurs du XXe siècle renouent avec les anciennes traditions. Ralph Vaughan Williams compose ainsi ses trois chansons sur des textes de Shakespeare : un chant funèbre dans le style de la Renaissance ; mais aussi deux pages plus caractéristiques de son art, par leur mélange d'émotion, de douceur et de raffinement d'écriture. Benjamin Britten, quant à lui, compose dès l'âge de 16 ans cet extraordinaire Hymne à la Vierge, où alternent le chœur et un quatuor de solistes, ce qui lui permet aussi de mêler l'anglais et le latin.
L'Europe du nord est un autre foyer très important de musique vocale. L'essor, au XIXe siècle, des chœurs profanes, ouvriers et bourgeois, mais aussi la vitalité du nationalisme musical favorisent la naissance d'un répertoire et d'une tradition. Encore vivace de nos jours, celle-ci vaut aux chœurs scandinaves une qualité admirée de par le monde. Le compositeur finlandais Jaako Mäntyjärvi est très représentatif de l'école contemporaine nordique avec ses œuvres apparemment simples et tonales, où se cachent surprises et dissonances inattendues. Ce quadragénaire reprend le chant funéraire de Shakespeare déjà mis en musique par Vaughan Williams. Son aîné Einojuhani Rautavaara, né en 1928, figure majeure de la musique contemporaine finlandaise, propose quant à lui cet étonnant Ludus Verbalis, un chœur moins chanté que parlé, utilisant maints jeux vocaux, onomatopées, syllabes et autres chuchotements. Enfin, c'est encore la fausse simplicité de la musique moderne nordique qui caractérise la Missa Brevis du norvégien Knut Nystedt.
Dernière étape de ce voyage musical, la France connaît elle aussi une importante tradition de musique chorale, ancrée notamment dans la tradition liturgique des paroisses catholiques – où les organistes et chefs de chœur ont longtemps joué un rôle comparable à celui des maîtres de chapelles allemands. Le XXe siècle sera marqué par un grand essor de la musique chorale profane, grâce aux compositeurs modernes, comme Debussy ou Poulenc, mais aussi avec la multiplication des formations d'amateurs ou de professionnels, depuis le mouvement A Cœur Joie, jusqu'aux nombreux ensembles vocaux en activité de nos jours. Les musiciens contemporains ne sont pas en reste, comme on va l'entendre avec les deux psaumes de Philippe Fénelon, écrits sur un texte allemand et riches en subtiles variations harmoniques. Philippe Hersant, de son côté, renoue avec l'inspiration romantique dans ces Trois poèmes d’Eichendorff, le poète amoureux de la nuit et de la forêt, déjà prisé par Hugo Wolf. Ces pages soulignent que si Philippe Hersant connaît toutes les délicatesses de la musique française, sont art comporte aussi ce voile mélancolique qui le rattache aux grands compositeurs d'Europe centrale... Jouée ce soir pour la première fois à Paris, l'œuvre est une commande du jeune ensemble vocal Aedes, spécialisé dans la musique romantique et moderne - et qui va maintenant nous faire découvrir son répertoire de prédilection.
Benoit Duteurtre
Programme
ENSEMBLE VOCAL AEDES
Mathieu ROMANO, direction
Né en 1984, Mathieu Romano entreprend ses études musicales à l’Ecole Nationale de Musique d’Auxerre. Il y étudie la flûte traversière, le piccolo, le piano et la direction de chœur. Après l’obtention en 2003 d’un DEM de direction d’ensembles vocaux et d’un DEM de flûte traversière, il poursuit ses études de flûte au Conservatoire de Versailles avant d’entrer, en 2005, au CNSM de Paris.
Il se produit régulièrement au sein de nombreux ensembles tels l’orchestre de Paris, l’orchestre de l’Opéra de Massy, l’orchestre Lamoureux, l’orchestre de Picardie, la Péniche Opéra. Parallèlement à sa formation de flûtiste, c’est avec Didier Louis puis François- Xavier Roth et Catherine Simonpietri qu’il se perfectionne à la direction d’orchestre et de chœur. Il participe également à des master classes de direction en France et à l’étranger avec Pierre Cao, Loïc Pierre et Gunnar Ericsson.
En 2005, il fonde l’Ensemble vocal Aedes.
Biographie du chœur
Fondé en 2005 par Mathieu Romano, l’Ensemble vocal Aedes a pour vocation d’interpréter les œuvres de musique polyphonique, notamment a capella, de la Renaissance à nos jours. Composé, selon les programmes, de huit à seize chanteurs, cet ensemble a déjà inscrit à son répertoire plusieurs cycles a capella (Shakespeare songs, Motets pour le temps de Noël et une série d’opus de musique sacrée du XVIIe au XXe siècle, notamment d’Hugo Wolf, Benjamin Britten et Francis Poulenc).
L’ensemble participe régulièrement à des projets avec orchestre (Passion selon Saint-Jean de Bach et Requiem de Maurice Duruflé en 2006, Gloria de Vivaldi en 2007 et 2008) et propose des programmes pour chœur et piano ou chœur et orgue (Via crucis de Liszt et Motet « Jesu, meine Freude » de Bach, en 2007).
Ses interventions dans les festivals de Bourgogne tels les Estivales en Puisaye, la Saison musicale de l’Abbaye de Pontigny, la Saison musicale de Vauluisant et le Festival de Besançon ont été unanimement saluées par la presse.
Le répertoire et la création contemporains tiennent également une place essentielle dans les activités de l’ensemble tels les chœurs de La Villa des Morts, opéra contemporain du jeune compositeur Aurélien Dumont, créé à l’opéra de Lille en mai 2007. En mars 2008, invité dans le cadre de la Saison Musicale des Jeunes Concertistes en Franche-Comté, l’Ensemble Aedes a notamment présenté une commande faite au compositeur français Philippe Hersant, lors d’un concert en Territoire de Belfort consacré aux musiques des XXe et XXIe siècles.
L’Ensemble vocal Aedes a enregistré en avril 2007 son premier disque intitulé Via Crucis.
Depuis le mois d'avril 2008, l'ensemble est en résidence à la Fondation Singer-Polignac.
Maïlys de Villoutreys, Guillaume Gutiérrez, Laura Holm, Rodrigo Ferreira , Judith Derouin Camillo Angarita, Sophie Gélis soprano, Joseph Antonios ténor, Fiona Mc Gown , David Pergaud, Julia Beaumier, Jérémie Delvert, Pauline Leroy, Emmanuel Pousse, Mélodie Ruvio alto, Florent Baffi basse.