Les Tréteaux de maître Pierre
Pour ce premier concert de notre nouvelle saison, vous allez découvrir un programme idéalement adapté à ce salon de musique - puisque les deux compositeurs que nous entendrons ce soir ont entretenu des relations étroites avec la princesse de Polignac. Parmi les grands musiciens modernes, Stravinski a beaucoup fréquenté ce salon où nombre de ses œuvres ont été jouées pour la première fois ; quant à Manuel de Falla, c'est sur une commande de la princesse qu'il a composé les Tréteaux de Maître Pierre, créés sur cette scène le 25 juin 1923.
La chronologie nous conduit à évoquer d'abord l'Histoire du soldat - qui compte parmi les chefs-d'œuvre de la musique du XXe siècle et qui nous ramène à la période de la Première Guerre mondiale. J'oserais même dire que dans une époque marquée par le déchaînement nationaliste à travers l'Europe, l'Histoire du soldat constitue une manifestation de cosmopolitisme au service de l'art, et une exceptionnelle rencontre entre les cultures, russe et française - ou francophone - en premier lieu.
Rappelons que Stravinski, jeune musicien russe, est arrivé à Paris en 1910 dans le sillage de Diaghilew, et qu'il a trouvé la gloire dans cette ville avec les créations successives de l'Oiseau de feu, de Pétrouchka et du Sacre du printemps. Il choisit alors de s'installer en Suisse, dans la petite ville de Morges, près de Lausanne, où il se lie d'amitié avec l'écrivain Charles-Ferdinand Ramuz. Leurs premières collaborations datent du début de la guerre, où Ramuz aide notamment Stravinski à établir la traduction française de Renard, initialement composé sur un texte populaire russe. Cette merveilleuse petite cantate qui rappelle le roman de Renart est d'ailleurs une commande de la princesse de Polignac ; mais surtout Stravinski est si émerveillé par la finesse de la langue de Ramuz qu'il désire continuer à travailler avec lui, notamment pour la version française des Noces.
Pendant ce temps la guerre s'éternise, les Ballets russes connaissent une pause forcée, la révolution russe éclate, la vie musicale est en sommeil. Stravinski traverse une période pénible - et c'est alors qu'il imagine, avec Ramuz, mais aussi avec le jeune chef d'orchestre Ernest Ansermet de monter un spectacle adapté aux circonstances ; c'est à dire "une espèce de petit théâtre ambulant qu'on pourrait facilement transporter d'un endroit à un autre et présenter même dans de toutes petites localités". Soyons clairs : il ne s'agit pas exactement d'un spectacle de saltimbanques ; Stravinski et Ramuz ont besoin d'interprètes de haut niveau, si bien qu'il leur faut quand même trouver en Suisse un mécène pour mener à bien ce projet. Voilà en tout cas comment des circonstances historiques va naître l'Histoire du soldat - sous-titré "Histoire devant être lue, jouée et dansée".
Je ne me livrerai pas à une analyse détaillée de l'œuvre qui parle d'elle- même. Mais je voudrais attirer l'attention sur le conte merveilleusement écrit par Ramuz, dans un style qui mélange la prose et le vers libre. A l'époque, son style fait polémique. Il n'hésite pas en effet à malmener la syntaxe pour trouver une langue expressive, qu'il oppose à la langue morte des grammairiens. On lui reproche de mal écrire "exprès", voire de "mal écrire" tout simplement. Le sujet est inspiré par une de ces histoires populaires russes chères à Stravinski. Et lui-même prend plaisir à combiner les recherches modernes à la musique populaire et aux rythmes de danse.
Il a volontairement écarté le piano, trop classique a ses yeux, pour un petit ensemble de solistes comprenant trois acteurs (le soldat, le diable et la princesse) et sept instruments (violon, contrebasse, basson, cornet à pistons, trombone, clarinette et percussions).
L'œuvre est créée à Lausanne le 28 septembre 1918 avec une distribution extraordinaire, puisqu'on y trouve notamment - outre le chef d'orchestre Ansermet - le couple d'acteurs Georges et Ludmilla Pitoëff dans les rôles dansés du diable et de la princesse, mais aussi dans le rôle du soldat Jean Villard - qui se fera connaître plus tard comme chanteur sous le nom de Gilles, dans le duo de Gilles et Julien. L'Histoire du soldat ne sera pas reprise sur des petites scènes, comme prévu initialement, en raison de l'épidémie de grippe espagnole ; mais l'ouvrage entrera rapidement au grand répertoire musical du XXe siècle.
Moins souvent joué aujourd'hui, et probablement plus difficile à monter, le Retable de Maître Pierre, comme l'Histoire du soldat témoigne du goût des compositeurs modernes pour les petites formes, les instrumentations légères, et tout ce qui, au lendemain de la Première Guerre mondiale, peut casser la solennité du concert symphonique et de l'opéra. Mais si l'Histoire du soldat est née des circonstances historiques et économiques de la guerre, les Tréteaux sont nés simplement d'une commande de la princesse de Polignac, désireuse de compléter la série de petites œuvres vocales écrites pour son salon, après Renard de Stravinski et Socrate de Satie. Sur le conseil du grand pianiste Ricardo Vines, elle s'adresse au compositeur Manuel de Falla, chef de file de la jeune musique espagnole qui séjourne régulièrement à Paris.
Il imagine alors de composer un petit ouvrage musical avec marionnettes, en prenant pour point de départ une scène de Cervantes : on y voit les clients d'une auberge qui regardent un spectacle inspiré par l'épopée de Charlemagne et l'enlèvement de sa fille Mélisandra. Don Quichotte se mêle aux spectateurs. A la fin du spectacle, furieux, il attaque les marionnettes, persuadé qu'il s'agit des soldats maures. Ce soir, nous entendrons l'œuvre en version concert - donc sans marionnettes, mais un petit synopsis vous permet de suivre les différentes scènes.
Parmi les traits marquants de cette partition, il faut signaler la voix haut perchée du narrateur, dit "le Truchement" ; l'enchaînement de petites scènes brèves merveilleusement orchestrées et rythmées, l'influence de la musique ancienne espagnole et même celle du flamenco que Manuel de Falla allait écouter à Grenade avec son ami Garcia Lorca. Il faut souligner également que Manuel de Falla, dans l<em>es Tréteaux</em>, comme dans son concerto, est le premier compositeur moderne à redonner une place de choix au clavecin, tenu lors de la création par la grande Wanda Landowska. Ce n'est pas en revanche le seul exemple d'utilisation des marionnettes dans l'art moderne, si l'on se rappelle la fin du XIXe siècle et le Théâtre des Pantins, monté par Alfred Jarry, Claude Terrasse et Pierre Bonnard, avant d'être interdit par la censure.
Par leur vigueur et leur originalité, <em>les Tréteaux de Maître Pierre</em> comptent parmi les chefs-d'œuvre de la musique moderne. Ils devaient contribuer à désigner Manuel de Falla comme le plus grand compositeur espagnol moderne. Sous son air digne d'espagnol ascétique, pénétré de foi religieuse, il appartient ici pleinement à cette modernité qui gravite autour des Ballets russes, comme le soulignent également ses relations amicales avec Debussy et Ravel, avec Picasso et les jeunes musiciens du groupe des Six.
Mais je voudrais, pour finir, en venir à ce léger malentendu entre la princesse de Polignac et Manuel de Falla, mentionné dans divers ouvrages d'histoire de la musique, à propos de la création des Tréteaux de Maître Pierre ici même, en 1923. Manuel de Falla semble en effet avoir été fâché qu'on n'invite pas les musiciens au dîner qui suivait le concert ; si bien qu'il préféra s'en aller avec eux dans une brasserie, avec quelques proches dont Poulenc, Sauguet et Wanda Landowska, particulièrement furieuse... Il est possible en effet que notre chère Winnaretta ait commis ce jour là une petite maladresse ; mais il ne faudrait pas en tirer d'idée caricaturale sur ses relations avec les artistes, comme si ceux-ci avaient été exclus du cercle mondain. En réalité, sa correspondance avec Falla montre que cet immense mécène était aussi une femme accueillante, qui proposait au compositeur d'habiter chez elle lors de ses séjours à Paris ou à Venise - et l'on peut simplement supposer que ce soir-là, pour des raisons d'organisation, elle avait jugé plus simple de ne pas inviter tout l''orchestre à la réception !
Elle s'est rattrapée en bien d'autres occasions, et c'est grâce à elle que nous pouvons ce soir redécouvrir les Tréteaux de Maître Pierre. C'est grâce à elle aussi que Stravinski a pu traverser sans trop de dommages la Première Guerre mondiale, en composant ces joyaux que sont Renard ou l'Histoire du soldat. Bref, cette soirée lui doit presque tout, de la conception des œuvres, jusqu'à leur reprise par la Fondation qui porte son nom. Nous apprécierons en outre particulièrement le fait de les entendre ici même, non seulement en raison du contexte historique, mais parce que ces musiques ont été conçues pour les dimensions de cette salle, ce qui en rend l'exécution particulièrement délectable.
Benoît Duteurtre