L'esprit des instruments à vent
Le programme de ce soir a des allures de voyage, puisqu'il commence en Suisse dans la chapelle de Guillaume Tell, et nous conduira jusqu'en Perse avec la Suite d'André Caplet. Je voudrais donc parler d'un sujet qui me tient à cœur : la notion de voyage dans la musique. Non seulement parce que beaucoup d'œuvres musicales évoquent explicitement certains lieux ; mais aussi parce qu'une vaste partie du répertoire s'apparente à une forme de voyage au pays des sons, et que les musiciens de ce programme nous révèlent, très librement, des paysages personnels faits d'harmonies, de mélodies, de rythmes et de couleurs instrumentales.
Cette idée de voyage musical n'existe quasiment pas aux origines de la tradition savante occidentale. Les premiers compositeurs semblent plutôt s'être appliqués à définir une gamme de formes précises. Ces cadres musicaux nés de la poésie et de la chanson, de la danse, ou de la liturgie recouvrent l'essentiel des œuvres composées au Moyen Âge ou à la Renaissance. Et lorsque la musique instrumentale prend son essor, c'est encore en suivant des schémas abstraits et rigoureux comme ceux de la fugue ou de la sonate, avec ses deux thèmes et ses règles de développement. Même lorsqu'il évoque la nature, comme dans la Symphonie pastorale, le compositeur classique n'oublie guère la succession codifiée de mouvements lents et rapides.
C'est seulement au début du XIXe siècle, par le biais de l'inspiration littéraire, que certains compositeurs commencent à concevoir des formes plus libres dont le déroulement n'appartient qu'à elles-mêmes. On en trouve un premier exemple dans les ouvertures d'opéra, qui ne sont pas toujours suivies d'un opéra, mais donnent aux compositeurs l'occasion de concevoir, à partir d'un sujet donné, une évocation musicale personnelle. Beethoven puis Berlioz en donnent les meilleurs exemple ; mais Franz Liszt franchit un pas supplémentaire en inventant le poème symphonique. Il ne s'agit plus, dès lors, de suivre un schéma musical préétabli, mais d'évoquer un sujet littéraire ou pictural. Et ce prétexte donne au compositeur une liberté jusqu'alors inconnue.
Dans ses poèmes symphoniques, Liszt dépeint des états d'âmes. Dans sa musique pour piano, il peint de véritables paysages musicaux – qui font toute la nouveauté des Années de pèlerinage. L'image y sert de prétexte à une composition entièrement libre, qui devient elle-même un paysage sonore. En ce sens, Liszt annonce la musique moderne – Ravel lui rend d'ailleurs hommage en écrivant ses Jeux d'eau... prolongement des Jeux d'eau à la villa d'Este de Liszt. La Chapelle de Guillaume Tell, composée en 1848 – est la première pièce des Années de Pèlerinage, et cette évocation religieuse et montagnarde inspire un véritable tableau musical.
Le désir de peindre des paysages intérieurs se retrouve chez les autres romantiques : Schubert, dans les longs mouvements des dernières sonates, Mendelssohn dans ses romances, ou Schubert dans les Scènes de la Forêt. Le genre de la ballade, cher à Chopin (encore un titre qui évoque le voyage), fait de la pièce pour piano un autre poème musical. Liszt s'y adonne lui même dans ses deux magnifiques ballades.
Deux générations plus tard, Strauss, dans ses poèmes symphoniques, renouvelle le modèle hérité de Liszt : il décrit minutieusement en musique l'histoire de Don Quichotte ou de Zarathoustra, et cette construction narrative lui permet de composer une forme musicale totalement originale qui peut se passer de l'histoire d'origine. Dès ses premières œuvres, Strauss manifeste également son tempérament d'amoureux de la couleur sonore, jouant avec la matière musicale, sans guère recourir aux formes traditionnelles. Sa Sérénade pour vents opus 7, en un seul mouvement est qualifiée par le compositeur d'« œuvre respectable d'un étudiant en musique ». Mais c'est déjà une partition personnelle, dans laquelle Strauss révèle sa prédilection pour les instruments à vents – annonçant de nombreux compositeurs du XXe siècle.
Après Liszt, c'est toutefois Debussy qui induit un progrès décisif dans la conception de la forme musicale : car chez lui, il ne s'agit plus tant d'exprimer un sentiment, que de peindre un paysage musical en perpétuelle transformation ; comme si chaque œuvre inventait pas à pas sa propre forme. Le tableau n'est plus qu'un prétexte – et Debussy indique le titre de ses préludes à la fin de chaque morceau pour que la vision de la Fille au cheveux de lin ou de la Cathédrale engloutie ne perturbe pas le voyage sonore de l'auditeur.
André Caplet sera le plus proche disciple de Debussy. Dans sa Suite Persane, qui est une œuvre de jeunesse composée en 1900, il reprend la tradition de l'exotisme musical, qui est un peu l'équivalent de la peinture orientaliste – tout en ouvrant les compositeurs à certaines audaces sonores. Les rhapsodies hongroises de Liszt - encore lui – ont été suivies par quantité de rhapsodies roumaines, norvégiennes, ou même auvergnate ou bretonne. Caplet, dans sa Suite persane, se sert des influences musicales d'extrême-orient pour concocter des rythmes et des harmonies sophistiqués, puis déployer ses talents de coloriste dans le mouvement final.
La première moitié du XXe siècle, en France particulièrement, marquera l'apothéose de ce goût du paysage musical : on pourrait citer maintes compositions de Charles Koechlin, Florent Schmitt, Paul Dukas... Mais ce goût des formes libres produit aussi par réaction, un regain d'intérêt pour les schémas de la musique classique. C'est plutôt à ce contre courant qu'appartient Francis Poulenc, dans son merveilleux Sextuor des années trente, aux trois mouvements clairement découpés... même s'il le fait avec une fantaisie, une jubilation rabelaisienne dans les trouvailles sonores, alternant avec des vagues de nostalgie, et cet amour des instruments à vents qui le rapproche de Strauss ou Stravinski.
Dans la seconde moitié du XXe siècle, les voies ouvertes par Liszt et Debussy deviendront presque la règle ; aujourd'hui, chaque compositeur s'évertue pour chaque œuvre à concevoir une forme originale. Mais peut-être la tension entre la tradition et la découverte de la liberté formelle était-elle, au fond, plus stimulante que la liberté absolue.
Benoit Duteurtre