Rêverie et Apocalypse | 8 avril 2008
Messiaen - Chostakovitch
S'ils sont deux des plus grands compositeurs du XXe siècle - presque contemporains, puisque Chostakovitch naquit en 1906 et Messiaen en 1908 - , force est de reconnaître que ce sont là deux oeuvres d'importance inégale.
Le premier trio de Chostakovitch est un devoir d'élève très doué, donné au conservatoire de Léningrad en 1923, par un compositeur de dix-sept ans. Cette oeuvre en un seul mouvement mêle beaucoup d'influences, celles de Brahms et de Schumann en particulier, dans une sorte de rhapsodie volubile : on sent qu'un artiste est en train de naître et on se laisse volontiers séduire, mais la personnalité de Chostakovitch est seulement en germe dans ces pages, et il lui faudra encore trois ans pour éclater pleinement dans la première symphonie.
Inversement, le quatuor de Messiaen, par ses dimensions, par sa maturité, par son accomplissement, compte depuis sa création, en 1941, parmi les monuments de la musique de chambre. C'est pourquoi je voudrais surtout m'attarder à cette oeuvre, qui nous permet également de rendre hommage à Messiaen pour le centenaire de sa naissance : un centenaire célébré partout dans le monde, en France et en Europe, en Asie où l'on adore sa musique, aux États-Unis où une montagne porte son nom, témoignant de son rayonnement exceptionnel.
On peut en effet le dire, sans trop risquer de se tromper : Olivier Messiaen est le dernier en date des compositeurs français à appartenir, de façon incontestable, au panthéon des grands génies de l'histoire musicale : parce qu'il possède un style totalement personnel, et immédiatement reconnaissable ; parce que son oeuvre est entrée tout naturellement dans le répertoire des grands interprètes, pianistes, organistes, chambristes, chefs d'orchestre ; parce qu'enfin son influence n'a cessé de s'exercer sur plusieurs générations de compositeur, atonaux ou néo-tonaux, spectraux ou répétitifs qui chacun y trouvent un enrichissement différent.
Je voudrais m'arrêter un instant, à ce propos, sur un léger malentendu concernant l'art de Messiaen, qu'on associe souvent à l'avant-garde des années cinquante, parce qu'il fut le maître de Boulez, de Stockhausen et de toute la jeune garde post-sérielle. Cette période a laissé le souvenir d'un Messiaen parfois un peu rébarbatif, combinant inlassablement les chants d'oiseaux dans les polyphonies du Réveil des oiseaux ou de Chronochromie...
En réalité, cette période n'a duré qu'une dizaine d'années, au cours desquelles Messiaen est apparu effectivement comme un compagnon de route des jeunes loups de l'avant-garde - quoique parfois dénigré par eux pour les trop grandes séductions de sa musique. Mais cet épisode ne doit pas masquer le fait que son style s'était formé bien avant, que Messiaen avait déjà produit des chefs d'oeuvres marquant et inventé un langage personnel - qu'il allait d'ailleurs retrouver, avec une grande liberté, dans toute la dernière partie de sa vie.
Quelles sont donc les vraies sources de l'art de Messiaen qui vont le conduire à composer, âgé de 33 ans, ce sublime Quatuor ?
D'abord, incontestablement, la tradition d'orgue française. Car Messiaen n'a jamais manqué de rendre hommage à ses maîtres, Marcel Dupré ou Widor et il a, toute sa vie, accompagné l'office dans sa paroisse de la Trinité. C'est à l'orgue, probablement, mais aussi à la tradition liturgique du grégorien qu'il doit ce goût des longs accords, des tenues éthérées, du temps souple et suspendu qui caractérise sa musique.
Cet homme curieux de tout allait trouver une autre source d'inspiration dans l'étude des musiques extra-européennes, et en particulier de la rythmique indienne qui renforce encore cette conception très particulière du temps qui caractérise sa musique, loin des barres de mesure et du temps haché de la tradition occidentale.
Comment ne pas mentionner, non plus, son amour de la musique française moderne; Debussy en tête, dont on trouve chez Messiaen un écho très sensible : parce qu'il cultive la sensualité de l'harmonie, l'amour des gammes étranges, des accords riches et voluptueux, le sens de la couleur instrumentale et orchestrale.
N'oublions pas, enfin, l'amour de la nature, de la montagne, des chants d'oiseaux - bref, ce tempérament contemplatif d'un homme à la foi chrétienne très profonde, qui semble regarder le monde comme un enchantement permanent, et qui veut faire participer sa musique à l'harmonie universelle, rejoindre par les sons les couleurs du ciel et celles des glaciers de la Meije devant lesquels il composait.
En ce sens, la musique de Messiaen est la plus anti-psychologique qui soit. Rien à voir, ici, avec le sentiment romantique : comme Bach, il cherche plutôt à atteindre la beauté pure et à participer au concert de la création - ce qui induit aussi une autre façon d'écouter sa musique.
Le génie de Messiaen a très vite assimilé et fondu toutes ces influences, dès la fin des années vingt, dans ses premières oeuvres pour piano, pour orge et pour orchestre. Dans l'Ascension ou la Nativité, on trouve déjà ces longs mouvements méditatifs et envoûtants qui donnent à sa musique une extraordinaire originalité et l'ont fait remarquer comme l'un des compositeurs les plus doués de sa génération.
Quand la guerre éclate, que Messiaen part au front où il est fait prisonnier, puis se retrouve en Allemagne au Stalag VIII, en compagnie d'autres soldats français parmi lesquels figurent plusieurs musiciens : le clarinettiste Henri Akoka, le violoniste Jean Le Boulaire, et le violoncelliste Étienne Pasquier.
Au début, ils ne disposent que d'une clarinette, et Messiaen écrit quelques pages pour le seul Akoka. Puis on trouve un violon, un violoncelle, et Messiaen écrit quelques pages pour ces trois instruments. Enfin, avec la bienveillance de quelques soldats allemands mélomanes, il parvient à se fournir un vieux piano - et c'est ainsi que prennent forme les différents mouvements qui vont constituer le Quatuor pour la fin du temps.
L'oeuvre sera créée au Stalag, devant la totalité des prisonniers, dont certains n'ont aucune culture musicale, le 15 janvier 1941, dans le froid, par Messiaen et ses trois camarades en costume militaire rapé. L'année suivante, ils seront rapatriés et l'oeuvre sera reprise à Paris, puis deviendra l'une des partitions les plus jouées du compositeur.
Détail particulièrement frappant, en comparaison de ce qu'auraient fait d'autres compositeurs, cette oeuvre liée à la tragédie de la guerre ne contient aucun élément auto-biographique, rien qui rappelle le froid, la tragédie, l'enfermement, mais seulement, comme toujours chez Messiaen, une méditation devant la beauté et les mystères du monde, nourrie par des textes sacrés, particulièrement ce passage de l'Apocalypse que je vais vous lire et qui figure en exergue de la partition:
Je vis un ange plein de force, descendant du ciel, revêtu d'une nuée, ayant un arc-en-ciel sur la tête. Son visage était comme le soleil, ses pieds comme des colonnes de feu. Il posa son pied droit sur la mer, son pied gauche sur la terre, et, se tenant debout sur la mer et sur la terre, il leva la main vers le Ciel et jura par Celui qui vit dans les siècles des siècles, disant : Il n'y aura plus de temps ; mais au jour de la trompette du septième ange, le mystère de Dieu se consommera.
Peu avant sa mort en 1991, j'ai eu le plaisir de rencontrer Olivier Messiaen, en compagnie de notre ami Yves Petit de Voize, à l'occasion d'un concert d'opéra comique français que nous avions organisé.
Nous nous étions alors enchanté de voir ce vieil homme, considéré par certains comme le musicien le plus savants savant de sa génération, s'enthousiasmer aussi bien pour Lakmé de Léo Delibes et d'autres pages charmantes du XIXe siècle. Car il y avait, chez ce génie de la musique, un vrai tempérament d'artisan musicien, à la façon des vieux organistes. C'était à la fois un homme un brin naïf, fier des honneurs, des décorations, des titres qu'il alignait sur ses cartes de visite, plutôt conservateur en religion et en politique, et un esprit extraordinairement original, intellectuel, moderniste dès qu'il s'agissait d'art et de musique.Je vous recommande en tout cas d'écouter son oeuvre pour elle même, sans y chercher ce qu'on trouve habituellement dans la musique, mais en vous laissant porter comme dans un voyage, comme s'il s'agissant du vent dans les arbres, des couleurs d'un kaléidoscope, d'un chant indien suspendu où le temps n'a plus d'importance. Alors, les plus longs des huit mouvements qui constituent cette oeuvre vous paraîtront encore trop courts... Du moins je l'espère, en vous souhaitant une excellente soirée.
Benoit Duteurtre