L'Esprit des vents - 21 juin 2007
Voici venu le dernier concert de la Fondation avant la pause estivale, et ce sont les couleurs fluides, aériennes, des instruments à vents que nous vous proposons de garder en mémoire pour accompagner les beaux jours.
Au programme, ce soir, trois compositeurs de la même génération, puisque le plus âgé, Walter Gieseking, est né en 1895, le plus jeune, Samuel Barber, en 1910, et Francis Poulenc entre les deux, en 1899.
Voici
donc trois musiciens qui ont connu leurs premiers succès de
jeunesse entre les deux guerres, en pleine période
d'épanouissement de l'art moderne, avec sa succession d'avant
gardes : en peinture, l'abstraction et le surréalisme faisant
suite au fauvisme et au cubisme ; en musique, l'atonalisme de
Schönberg côtoyant le néo-classicisme de
Stravinski, et tous les courants de la musique nouvelle incarnés
par Edgar Bartok, Edgar Varèse et leurs contemporains.
Pourtant, ces trois compositeurs ont aussi en commun de ne pas répondre, justement, au modèle convenu de l'histoire de l'art moderne, où les avant-gardes se succéderaient et s'écraseraient impitoyablement les unes les autres. Leur place dans l'histoire de la musique ne se caractérise pas seulement pas le besoin de "rupture", mais également par le goût d'une certaine continuité, la fidélité à la tonalité et à divers aspects de l'héritage classique. En ce sens, ils appartiennent à la même famille esthétique qu'un Prokofiev, un Chostakovitch, ou un Britten.
Mais peut-être a-t-on tort de vouloir trop réduire l'histoire musicale à cette opposition schématique entre conservateurs et révolutionnaires. Car, en réalité, tous les compositeurs de cette époque suivent une démarche très proche : explorer, sous des formes très diverses, ces voies innombrables de la langue musicale, ouvertes depuis la fin du XIXe, dans le sillage du wagnérisme puis de Debussy. En ce sens, la question "tonalité" ou de la "rupture" parait secondaire, quand la vraie préoccupation, commune à tous est celle des couleurs et d'harmonies nouvelles, dans des formes musicales plus libres.
On sent bien cette préoccupation en écoutant la Musique d'Eté de Barber, composée dans les années cinquante. Je signale à ce propos que les compositeurs américains ont toujours occupé une place de choix dans cette maison : non seulement du fait des origines de Winarretta Songer, mais encore en raison de la personnalité de Nadia Boulanger, qui supervisait les programmes et avait été le professeur de nombreux compositeurs américains... Samuel Barber fut l'un des plus grands, mais il se plaisait à ajouter ironiquement : "Je suis le seul compositeur américain à n'être pas l'élève de Nadia Boulanger".
Voilà en tout cas un musicien trop longtemps réduit à l'étiquette de "conservateur", parce qu'il restait fidèlement attaché à une forme de tonalité. Et voilà pourtant, chez lui comme chez Aaron Copland, une façon très originale d'aborder la musique, en oubliant les règles de la tonalité classique pour créer autre chose. Son sens poétique est particulièrement aigu dans cette composition pour quintette à vent, qui agence les touches de couleurs, les phrases mélodiques et paraît littéralement suspendue dans l'espace et dans le temps.
Le cas de Walter Gieseking est tout autre, puisque ce musicien est surtout connu comme l'un des pianistes majeurs du XXe siècle, aussi admirable dans le répertoire classique (Mozart en particulier) que dans la musique moderne : Debussy, Ravel - dont il fut le premier grand interprète au disque.
Gieseking est un personnage fascinant : né en France de parents allemands ; enfant surdoué, qui a tout appris seul, presque sans professeur : le piano, le violon, la littérature ; musicien né qui pouvait jouer une oeuvre en ayant simplement lu la partition, qu'il connaissait savait par coeur ; esprit curieux qui aimait la musique moderne, mais aussi, comme Vladimir Nabokov, la chasse aux papillons.
On sait moins que ce pianiste était également compositeur. L'influence de Richard Strauss fut déterminante chez ce coloriste qui improvisait volontiers au piano de grandes fresques inspirées par des paysages, des promenades en montagne, interrompues par des orages, à la façon de la Symphonie des Alpes. Mais son goût de la nature le rapproche également des compositeurs impressionnistes qu'il connaissait si bien, Debussy et Ravel - et marque en somme sa double culture franco-allemande.
Nous pourrons donc entendre ce soir, à la fois, un hommage de Gieseking à Richard Strauss, dont il a transcrit quelques lieder, en précisant : " Adaptation libre pour piano" ; mais surtout, la plus ambitieuse et développée de toutes ses compositions : ce quintette qui date du tout début de sa carrière, en 1919, et dont les traits encore marqués par l'empreinte de Strauss révèlent aussi, déjà, le goût de l'aventure, dans l'agencement de timbres et d'harmonies raffinées.
Avec Francis Poulenc qui clôturera ce programme, nous revenons au monde de la princesse de Polignac ; mais nous restons aussi dans le monde de Barber et Gieseking, qui, tous, ont voué le même amour à Debussy et au souffle d'air qu'il faisait souffler sur la musique, depuis le Prélude à l'après midi d'un faune.
Ce souffle nouveau devait coïncider, d'ailleurs, avec une curiosité nouvelle des compositeurs pour les instruments à vent. Le XIXe siècle était soumis à la prépondérance du piano, du violon et du violoncelle. Dans la musique de chambre de Poulenc, comme chez Stravinski ou Varèse, les instruments retrouveront une place de choix, perdue depuis le moyen-âge et la Renaissance, comme en témoigne ce Sextuor pour piano et vents.
Ce fut pourtant une oeuvre à la composition lente et difficile, commencée en 1931, achevée une première fois, puis complètement revue pour création en 1940. Dans une lettre à Nadia Boulanger, Poulenc expliquait : "Il y avait de bonnes idées, mais tout cela mal foutu". Le résultat, tel qu'on pourra l'entendre ce soir, est l'un des chefs d'oeuvres de la musique française du XXe siècle. On y goûte pleinement cette verve rabelaisienne qu'aimait le compositeur, et qui semble s'épanouir dans l'amour voluptueux des timbres, employés d'un bout à l'autre, avec autant de volubilité mélodique, de saveur rythmique et harmonique, que de clarté et de fraîcheur.
Rappelons
pour finir que l'épanouissement d'une musique française
pour instruments à vent, tout au long du XXe siècle, va
de pair avec celui d'une école d'instrumentistes hors pair.
Déjà excessivement brillants dans les orchestres
français du début du siècle, entraînés
aux Etats-Unis par de grands chefs comme Pierre Monteux, les
flûtistes et clarinettistes français ont fait école
dans tous les orchestres du monde. Aujourd'hui plus que jamais, ils
tiennent souvent les pupitres de solistes dans les meilleures
formations européennes et américaines..
Je
citerai pour mémoire Marcel Moïse, Louis Cahuzac,
Jean-Pierre Rampal, Maurice André, mais aussi André
Cazalet, Michel Portal, Maurice Bourgue, Claude Arignon, François
Leleu, Emmanuel Pahud, Paul Meyer, Pascal Moraguès et tant
d'autres - dont on entendra ce soir les jeunes héritiers.
Benoit Duteurtre