Le ruban dénoué | 12 décembre 2006

Publié dans Saison 2006-2007

Notre programme, ce soir, n'aurait pu trouver meilleur cadre que ce salon, puisque tous les compositeurs que nous entendrons furent liés, d'une façon ou d'une autre, à la princesse de Polignac.

Le mécénat musical de Winnaretta Singer, née en 1865 (elle est à peu près contemporaine de Debussy) recouvre en effet plusieurs époques. Il commence dans le dernier quart du XIXe siècle, et s'intensifie lorsqu'elle épouse en secondes noces Edmond de Polignac, lui même compositeur et mélomane passionné. Jusqu'à la mort de ce dernier, en 1901, leur hôtel accueille principalement un groupe d'amis compositeurs, qui partagent le culte de Wagner et voyagent d'ailleurs ensemble à Bayreuth. Vincent d'Indy, Emmanuel Chabrier, André Messager constituent, avec le prince et la princesse une petite chorale à laquelle chacun participe. Les concerts se donnent dans l'atelier de la princesse, rue Cortambert, sous le regard des tableaux de Manet et d'autres maîtres impressionnistes. La seconde grande période du salon, de 1918 jusqu'à la mort de la princesse en 1943, s'éloignera de cet héritage wagnérien et impressionniste, pour faire entendre les nouveaux accents de la modernité, sous l'égide d'Igor Stravinski, Nadia Boulanger ou Francis Poulenc.

En s'ouvrant sur les valses romantiques d'Emmanuel Chabrier (1881-189), ce programme nous ramène donc à la première époque du salon. Chabrier, personnalité haute en couleur, se distingue rapidement dans les milieux artistiques par son talent généreux, spontané, plein d'imagination. Ami proche de Verlaine, il est aussi l'un des premiers collectionneurs de tableaux impressionnistes (il achète nombre de Monet, de Manet, de Renoir aujourd'hui célèbres). Il bénéficie de la sympathie de la princesse qui présentera ici la première audition de son opéra Gwendoline. Ses Trois valses romantiques (1883) sont des pages raffinées, plaisamment surnommées par le compositeur : "La Cocotte", "La grosse allemande", "La belle juive". Répétant ces pièces à deux pianos avec le compositeur, Vincent d'Indy rapporte : "Chabrier m'arrêta net dès le milieu de la première valse, et, m'apostrophant avec un regard à la fois étonné et narquois : "Mais mon p'tit, c'est pas ça du tout! Tu joues ça comme si c'était de la musique de membre de l'Institut ! " Et alors ce fut une merveilleuse leçon d'interprétation alla Chabrier : accents contrariés, pianissimos à ne plus rien entendre, pétarades subites, éclatant au milieu des plus exquises douceurs."

Reynaldo Hahn (1874-1947) connaît, lui aussi, la première époque du salon. Dès l'adolescence, il est lancé dans le tout Paris par ses mélodies avec piano. Mais sa fidélité au classicisme de Saint-Saëns l'éloignera parfois de la princesse de Polignac, plus résolument moderniste. Le ruban dénoué, œuvre magnifique et méconnue dont nous entendrons quelques pages, résume bien l'esprit si particulier de cette époque : elle fut en effet composée dans les tranchées où Reynaldo Hahn combattait après avoir acquis la nationalité française... mais elle ne semble dire que des choses en demi teinte, pleine de nostalgie et de charme. Après leur création, en 1915, Marcel Proust écrira à son grand ami : "Dans vos valses est atteinte l'absolue coïncidence où l'expression est tellement débarrassée de tout ce qui n'est pas ce qu'elle veut exprimer qu'il n'y a plus qu'une seule chose, art ou vie, je ne sais pas, et non pas deux; votre musique va chercher au fond insondable de l'être de Reynaldo. Vous avez là vos filles immortelles..."

Avec Francis Poulenc (1899-1963), nous passons à la seconde époque du salon de Winnaretta Singer - dont il fut un habitué. Sa Sonate pour deux pianos (1952-1953), créée par Arthur Gold et Robert Fizdale, est une composition presque austère, par ses mélanges d'architecture classique et d'harmonies rugueuses, dont certains passages annoncent le climat méditatif des. Jean Françaix (1912-1997) fut, quant à lui, le dernier jeune protégé de la princesse de Polignac qui lui commanda en 1938 Le Diable boîteux. Voici quelques années, ce grand ami présentait encore les concerts de la Fondation dont il incarnait la continuité. Ses Danses exotiques de 1957 sont une merveille d'exubérance musicale, d'invention rythmique, de combinaisons polytonales, qui montrent le visage moderne de ce compositeur héritier de Schubert et de Chabrier. Dialogues des Carmélites

Nous rendrons enfin hommage aux deux principales figures de la musique française, Debussy et Ravel, également habitués de cette maison. Nombre de leurs pièces pour piano y furent données en avant-première par Ricardo Viñes ; mais Debussy, qui écrivait sa musique d'orchestre sur quatre portées, trouve également un terrain idéal dans cette écriture polyphonique, pleine de lignes et de rythmes, que permet la musique à deux pianos. Il en a donné l'illustration dans ses Épigraphes antiques, En blanc et noir, et dans cette pièce méconnue de 1901 : Lindaraja, d'un exotisme qui préfigure la fameuse Soirée dans Grenade. Le même goût de la musique à quatre portées se retrouve chez Maurice Ravel qui donna ici même la première audition de son Concerto en sol, en version deux pianos, avant la création de l'œuvre en concert. Ravel a également réalisé la magistrale version pianistique de La valse – chef-d'œuvre orchestral qui lui permet de déployer toutes les couleurs des claviers.

Nous sommes particulièrement heureux de conclure le programme par une création, qui renouera avec la meilleure tradition du salon de Winnaretta Singer. Le compositeur qui nous propose, ce soir, quelques pages en première audition, est probablement l'un des héritiers de cette tradition française dont il partage l'invention rythmique, le sens de la couleur et des harmonies rares. Philippe Hersant est aussi l'un des créateurs d'aujourd'hui les plus appréciés des interprètes et du public. Ses pièces d'orchestre, ses concertos, ses opéras sont entrés tout naturellement au répertoire courant... Mais ce sont des pages très brèves — comme l'indique leur nom japonais de Haïku — que nous propose à présent Philippe Hersant, comme un condensé de son art musical si raffiné et naturellement accessible, loin de l'idée qu'on se fait parfois de la musique contemporaine.

Benoit Duteurtre


Programme

Oeuvres
Emmanuel CHABRIER Valses romantiques
Francis POULENC Sonate
Claude DEBUSSY Lindaraja
Jean FRANCAIX Trois danses exotiques
Reynaldo HAHN Le ruban dénoué
Philippe HERSANT Neuf Haïkus
Maurice RAVEL La Valse
Interprètes
Bertrand CHAMAYOU Piano
Jonas VITAUD Piano