La musique allemande au tournant du XXe siècle | 14 novembre 2006
Régulièrement, la fondation Singer-Polignac accueille les jeunes interprètes qui viennent y présenter les chefs-d'œuvre du répertoire. Cette maison, de par son histoire, est également tournée vers les musiques plus rares : qu'il s'agisse de commandes et de créations, initiées par la princesse de Polignac, dès la fin du XIXe siècle ; qu'il s'agisse de pages moins connues, voire injustement oubliées, de l'histoire musicale. Celles-ci ont toujours eu leur place dans ce salon, dès la jeunesse de Winaretta Singer, passionnée par la musique ancienne et baroque, bien avant la mode ; et c'est dans le même esprit que nous vous proposons, ce soir, d'entendre trois grands compositeurs rarement joués en France : Reger, Busoni et Pfitzner : trois musiciens allemands qui restent aujourd'hui dans l'ombre de leurs illustres contemporains : Bruckner, Mahler, Strauss ou Schönberg - quand bien même ils ont connu de leur vivant des carrières glorieuses.
Pour se faire une idée plus précise de leur rôle, en leur temps, il faut sans doute oublier un peu la simplification (utile) que nous apporte l'Histoire, en ne retenant de chaque époque qu'une ligne principale, au détriment des autres. En réalité, la musique avance toujours simultanément sur plusieurs voies parallèles — avant que le recul du temps ne décide laquelle est la plus importante. Ainsi, par exemple, la musique française, autour de 1900, nous apparaît aujourd'hui dominée par la couleur "impressionniste" — avec Debussy et Ravel ; mais l'éclat de leurs personnalités ne doit pas faire oublier que d'autres compositeurs importants avançaient simultanément sur d'autres voies : celle de la Schola Cantorum et de Vincent d'Indy, par exemple, caractérisée par ses références à l'art contrapuntique et son engagement wagnérien ; celle de l'orgue symphonique, à la recherche de couleurs et d'harmonies nouvelles avec Widor, Tournemire et Vierne, ouvrant la voie à Duruflé et Messiaen ; celle du néo-classicisme, avec Saint-Saëns et Fauré, annonciateurs d'une esthétique qui s'imposera seulement après 1918.
Il en va de même dans l'Allemagne de la fin du XIXe siècle, où l'horizon nous semble aujourd'hui dominé par le courant wagnérien, ouvrant la voie à l'art de Mahler, Bruckner et Strauss, puis à la seconde école de Vienne. Mais ce point de vue, presque évident à nos yeux, ne saurait faire oublier que, pour les mélomanes et les musiciens de l'époque, la musique allemande suivait parallèlement des voies toute différentes ; que certains artistes s'attachaient alors bien davantage à l'héritage classique, voire à l'enseignement de Jean-Sébastien Bach ; que pour toute une école riche en musiciens de talent, ce n'était pas la figure de Wagner mais plutôt celle de Brahms qui servait de guide, comme représentant de l'authentique tradition allemande : un point commun aux trois compositeurs que nous entendrons ce soir.
Max Reger (1873-1916) est une figure haute en couleur, organiste d'église, artisan musicien porté par un génie et une curiosité insatiables. Extrêmement joué dans l'Allemagne des années 1900, il compose comme il respire, comme il mange et comme il boit, sur un mode presque boulimique. Bach est son, dieu, modèle, lui valant le surnom de "Cantor des temps modernes" — mais l'art très original de Reger, partant de cette tradition contrapuntique, s'aventure parfois aux confins de l'atonalité. Ses très belles sonates pour clarinette (1900) s'inspirent directement, par leur écriture fouillée, de l'architecture des dernières oeuvres de Brahms. Elles témoignent aussi du raffinement d'un artiste qu'on représente plus volontiers sous des traits rabelaisiens.
Le mélange d'influences multiples est plus marqué encore chez Ferruccio Busoni (1866-1924) — d'ascendance partiellement italienne, comme son nom l'indique, mais qui deviendra grand professeur au conservatoire de Berlin. Fervent disciple de Bach, comme Reger, il écrit de célèbres transcriptions pianistiques des oeuvres du Cantor. Mais il subit également l'influence romantique par l'intermédiaire de Liszt (dont il se fait comme pianiste le porte-parole) et de Brahms, très présent dans l'inspiration de la première sonate pour violon et piano (1890). Cette oeuvre de jeunesse contient déjà en germe une espèce de liberté et d'éclectisme — qui ne seront pas la moindre qualité de ce créateur et ce mécène, curieux de toutes les expériences musicales, qui se signalera également comme protecteur de l'avant-garde, en soutenant à Berlin la musique de Fauré, Debussy, Bartok et Schönberg
Ce programme se refermera avec une œuvre monumentale d'Hanz Pfitzner (1869-1949), ultime représentant du grand romantisme allemand — dont il se voulait l'héritier au coeur du XXe siècle. Contrairement à Reger et Busoni, Pfitzner est un conservateur résolu, non seulement dans sa musique, mais dans ses idées ; il se signale comme chevalier en lutte contre la musique moderne, dans d'homériques conflits d'idées avec Busoni. Son farouche esprit réactionnaire nuira sans doute à la réputation du compositeur, sans parler de son engagement comme artiste officiel du régime nazi... Personnage du XIXe siècle égaré dans une époque qu'il ne comprend guère, Pfitzner n'en est pas moins un vrai grand musicien, un esprit passionné, pétri de Schopenhauer, qui croit par dessus tout aux vertus de l'inspiration. Son Quintette de 1908, dédié à Bruno Walter (qui devra, quant à lui, s'exiler pour fuir le nazisme!) est un sommet, du romantisme tardif dans ses dimensions monumentales, son écriture parfois âpre, ou franchement lyrique dans l'adagio, moment de grâce et de pur lyrisme qui suffirait à faire entrer le compositeur dans l'histoire.