Dialogue intime de géants - 27 mars 2007

Publié dans Saison 2006-2007

L'orgue et le piano concertants

Deux histoires se croisent dans le programme de ce soir...

La première est celle de l'école d'orgue française - si importante dans l'histoire musicale de notre pays.

Comme certains d'entre vous, j'ai connu moi-même - enfant - l'un de ces professeurs de musique, à la fois organiste, compositeur, chef de choeur, chef d'orchestre à l'occasion, qui jouait un rôle éminent dans la vie artistique de notre ville de province. Il avait étudié la musique au petit séminaire et descendait lui même - modestement - de toute cette lignée d'organistes de paroisse qui a joué, autour de la liturgie catholique, un peu le même rôle que les maîtres de chapelle allemands autour de la tradition du choral luthérien.

A l'origine de cette lignée, il faut mentionner d'abord certaines institutions de formation spécialisée, comme l'école Niedermeyer où se formèrent, dans la seconde moitié du XIXe siècle, plusieurs générations de compositeurs. L'importance du grégorien dans cet enseignement a contribué à façonner cette couleur "modale" propre à la musique française, qu'on retrouve chez un Gabriel Fauré et, de façon plus nette encore, chez tous les organistes-compositeurs. Il faut mentionner également l'essor de la facture d'orgue, si brillante à la même époque, à travers la figure d'Artistide Cavaillé-Coll qui contribue à élargir et à diversifier la palette de l'orgue pour lui donner une dimension vraiment symphonique.

A l'origine de cette école s'impose également le nom du compositeur, auquel tous vont se référer pendant un siècle : César Franck, prototype d'une nouvelle sorte de musiciens, à la fois compositeur complet (il écrit de la musique symphonique, de la musique de chambre, de la musique vocale), artiste passionné et modeste organiste de paroisse à Sainte Clotilde, à Paris. Comme pour beaucoup d'autres, l'orgue restera toute sa vie un interlocuteur privilégié. Sur cet instrument familier il façonne son langage et peut explorer ces harmonies riches, ces alliages raffinés de timbres, cette fluidité du temps qui caractériseront désormais la musique d'orgue, et plus généralement la musique moderne.

La seconde génération, celle de Widor, Vierne ou Tournemire, se voit trop souvent réduite à une école d'organistes, quand tous sont également compositeurs à part entière, auteurs d'oeuvres instrumentales brillantes et inspirées. Ils continuent simultanément à explorer les claviers de l'orgue, ce laboratoire sonore qui fascinait Debussy lui même - bien qu'il n'ait pas composé pour l'instrument. A leur tour, ils préparent l'émergence d'une troisième génération, celle des maîtres modernes de l'orgue, avec Olivier Messiaen bien sûr, mais aussi Jehan Alain, Maurice Duruflé ou encore Jean Langlais qui ouvrira ce programme. Certains d'entre eux deviendront des artistes mondialement célèbres ; tous continueront à jouer le rôle discret d'organistes de paroisse, tel Messiaen qui, jusqu'à sa mort, tiendra l'orgue de la Trinité

Il faut insister, d'ailleurs, sur le côté presque familial de cette tradition de l'orgue, qui est aussi un mode de vie. Tous ces organistes se ressemblent par leur façon de faire de la musique. Juchés à leur tribune, ils forment un clan d'artistes éloignés du reste de l'église ; leurs rapports avec le clergé sont souvent chaleureux, parfois plus délicats ; ce sont à la fois des artisans discrets, responsables de la pratique musicale au jour le jour, mais aussi créateurs mystiques dans leur inspiration. Entre eux se dessine enfin toute une série de filiations, puisque tous ces grands artistes se succèdent aux mêmes orgues, dans les grandes églises parisiennes : Jean Langlais héritier de Franck et Tournemire à Sainte Clotilde. Ou encore, parmi nous ce soir, Thierry Escaich qui a pris le relais de Maurice Duruflé à Saint Etienne du Mont.

Nous sommes d'ailleurs heureux d'accueillir aujourd'hui ce compositeur-organiste, l'un des plus brillants, les plus joués, les plus admirés parmi les jeunes musiciens français.


Tous ses confrères admirent la liberté avec laquelle il se saisit de la musique, telle qu'il l'a apprise et telle qu'il la rêve, avec ses bouillonnements intérieurs. Professeur au CNSM, envié pour son métier extraordinaire, c'est aussi un formidable virtuose, improvisateur qui continue à faire de l'orgue, à travers le monde, un instrument de concert, comme avant lui Marcel Dupré. Et nous nous réjouissons de l'entendre interpréter ici sa propre musique, dans la tradition d'ouverture à la création dont Winnaretta Singer nous a donné l'exemple.

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On l'aura compris : il n'est pas besoin de grandes contorsions pour exprimer ce qui relie, de façon tellement évidente, les différents compositeurs de ce programme. Mais nous allons également découvrir, ce soir, une seconde histoire : celle de l'orgue de salon, illustrée ici même chez la princesse de Polignac qui possédait un orgue et l'utilisait parfois dans ses concerts (nous avons d'ailleurs quelque espoir de voir cet instrument revenir un jour à la Fondation).

 

La vogue de l'orgue de salon s'est répandue en France dans la seconde moitié du XIXe siècle, à travers ce petit instrument - encore présent dans les églises de campagne - qu'est l'harmonium. On en fabrique énormément à l'époque et il va connaître un succès extraordinaire sous le Second empire, y compris dans le répertoire de musique de chambre. De nombreuses compositions ou transcriptions utilisent cet orgue miniature pour répondre au piano et aux cordes et répandre l'illusion d'un petit orchestre. Les pièces pour piano et harmonium de Widor ou de Saint-Saëns que vous allez entendre sont très représentatives de ce répertoire de divertissement. On sait moins que le fameux Prélude, choral et variation de César Franck fut initialement conçu pour la même formation.

 

Renouant avec cette tradition, Jean Langlais et Thierry Escaich ont composé à leur tour des pièces pour piano et orgue. Toutes ces oeuvres vous prouveront, mieux qu'un discours, les affinités entre deux instruments qu'on tend généralement à opposer : celui de l'église et celui du concert, celui de la tenue et celui de l'attaque. Ils produisent en se complétant une couleur presque symphonique, où l'on a parfois l'impression de reconnaître le souffle des bois et des cuivres, mêlés au chant des cordes et aux percussions.

Benoît Duteurtre


Programme

Oeuvres


Jean LANGLAIS Dyptique pour piano et orgue
Charles-Marie WIDOR Quatre duos pour piano et orgue
Claude DEBUSSY La terrasse des audiences au clair de lune pour piano
Thierry ESCAICH Choral's dream pour piano et orgue
Louis VIERNE Naïades pour orgue
Thierry ESCAICH Improvisation pour orgue
César FRANCK Prélude, choral et variation pour piano et orgue
Olivier MESSIAEN Le baiser de l'enfant Jésus pour piano
Camille SAINT-SAËNS Scherzo pour piano et orgue
Interprètes
Thierry ESCAICH Orgue
Jonas VITAUD Piano