Pour les temps à venir
Avant-propos
De Mozart à Beethoven
Les deux merveilles qui figurent à notre programme, ce soir, marquent à la fois un aboutissement et un commencement. Un aboutissement du classicisme viennois et de l'art mozartien, dans ce qu'il a de plus sublime par la liberté, le naturel, le dialogue des voix musicales, au sein de ce Quintette avec clarinette. Un commencement, aussi, parce que le Quatuor op.59 n° 1 marque, avec quelques autres compositions de Beethoven, un véritable tournant dans l'histoire musicale : un soudain affranchissement du génie créateur par rapport à ces mêmes codes du classicisme viennois, et le début d'un âge où chaque œuvre musicale va devenir une création à part entière.
La naissance du Quintette avec clarinette fut liée, je le rappelle, à l'amitié entre Mozart et Anton Stadler, le plus grand clarinettiste de son temps, qui devait créer successivement ce Quintette puis le Concerto pour clarinette peu avant la mort du compositeur. Avec ces deux chefs d'œuvres, Mozart donnait ses lettres de noblesse à un instrument resté, jusqu'alors, un peu dans l'ombre – mais qu'il avait déjà mis au premier plan l'année précédente dans son Trio des quilles.
Il faut souligner également que Mozart et Stadler étaient frères en franc-maçonnerie et que, dans la symbolique maçonnique, la clarinette était un instrument au rôle particulier, symbole de la fraternité humaine. C'est d'ailleurs par amitié pour Stadler, cet ami passablement dépensier, voire un peu flambeur, que Mozart a écrit ce chef d’œuvre qui n'allait pas lui rapporter le moindre centime. Il fut néanmoins conçu dans une période plutôt difficile de la vie du compositeur, qui écrivait alors son Cosi fan tutte et se trouvait en proie aux soucis d'argent et à un certain manque de reconnaissance du public viennois ; mais on serait bien en peine, comme le plus souvent chez Mozart, de trouver un écho de ce contexte autobiographique dans une partition tendre, lumineuse, rayonnante, dont l'équilibre parfait constitue un summum de l'équilibre classique.
Équilibre contrapuntique, d'abord, car la clarinette n'est pas traitée comme un soliste concertant, mais elle dialogue à égalité avec autres instruments. Pour cette raison, Mozart a privilégié le registre médium et grave qui lui permet de se fondre dans la trame du quatuor. L’œuvre était d'ailleurs initialement écrite pour une clarinette spécialement conçue pour Stadler et qui descendait plus bas que la clarinette habituelle. Le manuscrit fut perdu, et l'on ne connaît qu'une édition ultérieure pour clarinette en la ; mais on a pu reconstituer par déduction la version originale que nous découvrirons ce soir sur une clarinette en la « de basset ».
L'équilibre classique de ce Quintette tient dans également dans la structure apparemment si simple et naturelle des quatre mouvements : l'allegro initial relativement bref et inépuisable de richesse mélodique ; le larghetto dont l'expression annonce le mouvement lent du concerto, le menuet au ton populaire de valse campagnarde, et enfin le finale en forme de mouvement à variations qui permet à Mozart de conclure, crescendo, vers une apothéose joyeuse. La perfection de ce quintette, en fera d'ailleurs un modèle dont s'inspireront par la suite Weber, Brahms et d'autres compositeurs.
Une phrase de l'écrivain Henri Ghéon met bien en lumière la fluidité du génie mozartien dans ces pages. Après avoir souligné que « Wagner admirait chez Mozart l'attrait vivant qu'il sut toujours donner aux passages intermédiaires », Ghéon ajoute : « Y a-t-il ici des passages ? On chercherait vainement le ressaut d'un joint, la trace luisante d'une soudure, un moment où la mélodie ne serait pas essentielle et où le son ne vous comblerait pas... Les parties se joignent sans se confondre, se dilatent sans se gêner, gardent leur caractère, leur membrure, leur allure, c'est à dire leur pureté. Chacune chantant, le tout chante. Jamais le contrepoint, par la maîtrise souveraine de celui qui le guide, n'aura joui d'une plus mélodieuse liberté. »
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Il est pourtant une différence essentielle entre Mozart et Beethoven : à savoir que le chef d’œuvre mozartien aurait pu se situer deux ans plus tôt ou plus tard dans la vie du compositeur, sans rien changer. On observe sans doute une certaine évolution du style mozartien, mais l'esprit de sa musique reste globalement le même, qu'elle soit composée à vingt ou à trente ans. La carrière de Beethoven, au contraire, est incompréhensible sans tenir compte de cette évolution continuelle et volontaire que les musicologues ont résumé en définissant les « trois manières » du compositeur, et qui fait que les œuvres de sa maturité n'ont, réellement, plus rien de commun avec celles de sa jeunesse.
Les quatuors Razumowski, dont nous allons entendre le premier, en fa majeur, comptent parmi les jalons de cette évolution, sans retour en arrière possible. Le premier Beethoven se situait encore encore dans la lignée classique de Mozart et de Haydn – même s'il y avait déjà dans la forme, dans l'énergie, dans l'expressivité de sa musique quelque chose d'extrêmement personnel. Ses six premiers quatuors, op. 18, constituent un magnifique témoignage de ce classicisme formel qui renouvelle la tradition musicale sans la bousculer. Or, il se produit quelque chose, dans la première décennie du XIXe siècle, qui semble correspondre chronologiquement au fameux « testament d'Heiligenstadt », en octobre 1802, et qui va conduire Beethoven à une nouvelle pensée musicale. Désormais, chaque œuvre va se singulariser par une coupe, une allure, un caractère beaucoup plus personnels. C'est le cas, notamment, avec la troisième symphonie, « Héroïque », achevée en 1804, puis avec avec la sonate « Appassionnata » l'année suivante, et tout de suite après avec le quatrième concerto pour piano et ces quatuors Razumowski qui datent de 1806 – et qui marquent le même tournant dans le domaine du quatuor à cordes.
Dans toutes ces œuvres, et dès les premières notes, s'affirme un compositeur souverain, inventif, explorateur, indifférent aux codes ; une nouveauté superbement résumée par Joseph Kerman dans son livre sur les quatuors à cordes de Beethoven : « On serait porté à dire qu'une œuvre du Beethoven parvenu à la maturité est une "personne". Car on la rencontre et on y réagit avec la même spécificité, la même intimité et le même intérêt qu'en présence d'un être humain. On ne saurait dire tout à fait la même chose de la musique de Mozart, ni de celle de Brahms... Avec l'Héroïque, les symphonies deviennent tellement des personnages qu'il n'est pas étonnant de les voir se couvrir de titres caractéristiques, de sous-titres descriptifs... Parmi les concertos, le Troisième de Beethoven est encore un morceau "de genre", le Quatrième et le Cinquième sont des personnages ».
Ce tournant, dans la musique de chambre, s'effectue avec les quatuors Razumowski, composées pour le comte Andrei Kirilovitch Razumowski, ambassadeur de Russie à Vienne, et proche du prince Lichnowski, l'un des protecteurs de Beethoven. Cette commande explique l'utilisation de thèmes russes dans certains mouvements, notamment dans le finale de ce quatuor op 59 n° 1 ; mais Beethoven va en tirer un développement purement musical qui va bien au delà du pittoresque. Comme le dira d'ailleurs Schumann, à propos du scherzo de ce même quatuor : « Beethoven trouve ses motifs dans la rue, mais il en fait les plus belles paroles du monde ».
La puissance et l'énergie extraordinaire du premier mouvement, du scherzo et du finale, contrastent, certes, avec la simplicité expressive l'adagio. Certains éminents Beethoveniens voient même dans ce mouvement lent une relative faiblesse par rapport à l'ensemble : car si Beethoven y affirme d'emblée un ton pathétique, la lamentation se fait par moments insistante, un peu trop peut-être, selon Joseph Kerman qui parle de « répétitions sanglotantes »… Vous en jugerez vous même. Ce n'est pas toutefois cet aspect, mais davantage la liberté de l'ensemble qui devait faire polémique au moment de la création des trois quatuors Razumowski. Lors de leur publication, certains commentateurs les jugèrent mal écrits et d'une brutalité incompatible avec le jeu des cordes – parce qu'en réalité ils reposaient moins sur la tradition du quatuor que sur l’imagination musicale du créateur. Un article devait parler d'« une mauvaise farce de toqué, une musique de cinglé », Beethoven rétorquant à ses détracteurs : « Ce n'est pas pour vous, c'est pour les temps à venir ».
Ces temps n'allaient pas tellement tarder, puisque les quatuors Razumowski allaient bientôt s'imposer parmi les chefs d’œuvres de la maturité beethovénienne. Les débats, par la suite, devaient plutôt se reporter sur les derniers quatuors, jugés plus complexes encore, injouables, inaudibles. Les passionnés allaient, quant à eux, considérer cette troisième manière comme le sommet obligé de l'art beethovénien – comme en témoigne le roman de Proust dans lequel les derniers quatuors font « bomber » le beau front de madame Verdurin, reléguant dans l'ombre le Beethoven de la première et de la deuxième manière.
Il me semble toutefois plus juste de considérer que l'équilibre atteint par Beethoven dans les années 1805-1810, à mi chemin entre classicisme et romantisme, dans des œuvres telles que l’Empereur, la Cinquième symphonie ou les quatuors Razumowski représente, au moins autant que les derniers quatuors, la 9e symphonie ou l'opus 111, le sommet absolu de son art.
Benoît Duteurtre
Programme
Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Quatuor à cordes n° 7 Razumovsky en fa majeur opus 59 n° 1
- Allegro
- Allegretto vivace e sempre scherzando
- Adagio molto e mesto
- Allegro
Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Quintette pour clarinette et quatuor à cordes en la majeur K.581
- Allegro
- Larghetto
- Menuet
- Finale
Biographies
Quatuor Hanson
Le quatuor Hanson est né en 2013 au Conservatoire national supérieur de musique de Paris. Il obtient sa Licence à l’unanimité dans la classe de Jean Sulem et poursuit actuellement son cursus en Master.
Membre de l’European Chamber Music Academy après avoir été invité aux sessions de Manchester puis de Grossraming (Autriche) le quatuor travaille avec Hatto Beyerle, Johannes Meissl, Miguel Da Silva, Peter Cropper et se perfectionne auprès de Claire Désert, du trio Wanderer et du quatuor Ebène. En 2014, le quatuor est en résidence au festival international de La Roque d’Anthéron. Il se produit en quintette avec Jean Sulem aux Grand Salon des Invalides et interprète Figura IV de Matthias Pintscher au festival Manifeste de l’IRCAM. Le quatuor Hanson est lauréat du concours européen « Musiques d’Ensemble » de la Fnapec 2014 où il remporte la bourse de l’Académie des Beaux-Arts.
Le quatuor Hanson est en résidence à la Fondation Singer-Polignac depuis 2015.
Amaury Viduvier clarinette de basset
Après avoir commencé ses études au conservatoire à rayonnement régional de Paris dans la classe de Richard Vieille et Franck Amet où il obtient un premier prix de perfectionnement, Amaury Viduvier est reçu premier nommé en 2010 au Conservatoire national supérieur de musique de Paris dans la classe de Pascal Moragues et Jean-François Verdier.
Il remporte son premier concours à l'âge de douze ans suivi de nombreux autres (Bellan, UFAM). Il reçoit notamment le premier grand prix du concours européen de musique en Picardie en 2008 et remporte en 2012 le concours "Yamaha Young Foundation of Europe".
En 2013, il rejoint les rangs de l'orchestre de la Garde Républicaine. En 2015, il est 2ème prix du Concours international Debussy à Paris et Révélation classique de l’Adami.
Amaury joue dans de nombreux festivals parmi lesquels le festival Messiaen, le festival de Pâques et Août musical de Deauville, le festival Pablo Casals de Prades, le festival de Pont-Croix, le festival Jeunes Talents ou encore le festival de la Vézère. C'est pour lui l'occasion de se produire aux côtés d'artistes renommés tels Antoine Tamestit, Amaury Coeytaux, Guillaume Vincent, Adrien La Marca, Jérôme Ducros, les quatuors Hermès, Modigliani et Girard, Jonas Vitaud, Pierre Fouchenneret, Ismaël Margain ou Adrien Boisseau.
La musique de chambre étant au cœur de sa pratique, Amaury fonde en 2014 l’ensemble Ouranos.
Un disque consacré à Janáček enregistré en 2014 par le label B Records en coproduction avec les Amis de la musique à Deauville, aux côtés de Jonas Vitaud et du quatuor Hermès est paru en avril 2015.
Amaury Viduvier est en résidence à la Fondation Singer-Polignac avec l'ensemble Ouranos depuis 2014.
La clarinette de basset jouée par Amaury Viduvier lors du concert est généreusement prêtée par Buffet Crampon.