Dans les sphères du Pater Seraphicus

Publié dans Saison 2014-2015

Introduction

L'ordre chronologique étant sans-doute le plus parlant pour aborder l'Histoire en général, et l'histoire de la musique en particulier, j'évoquerai d'abord la seconde œuvre du programme, qui est aussi la plus ancienne : ce merveilleux quintette en fa mineur de Franck, composé en 1879, et qui allait marquer un tournant dans la vie musicale française.

Commençons par rappeler que cette partition fait partie de la poignée de chefs-d'œuvre composés par Franck dans les dix dernières années de sa vie, à côté de la Symphonie, des Variations symphoniques, de la Sonate pour violon et piano, du Quatuor à cordes, du Prélude, choral et fugue pour piano et des trois Chorals pour orgue. Le grand musicien français d'origine belge appartient ainsi, comme un Janáčeck, à cette catégorie d'artistes qui semblent avoir attendu le grand âge pour révéler la quintessence de leur art.

Il avait pourtant beaucoup composé dès ses années de formation à Liège, puis son installation en France, y compris certaines œuvres ambitieuses comme les trios avec piano. Mais le jeune César Franck, sans doute, ne semblait pas vraiment à sa place dans le Paris romantique du milieu du XIXe siècle, principalement tourné vers l'opéra. L'autre voie royale était celle de la virtuosité, vers laquelle son père souhaitait le pousser. Sauf que Franck, là encore, n'avait probablement pas le tempérament extérieur et brillant nécessaire à ce genre de carrière. Il allait donc passer une bonne partie de sa vie dans l'ombre, à composer, enseigner, et tenir les orgues qui lui servaient de laboratoire musical, en particulier celles de Sainte-Clothilde.

Un tournant allait toutefois se produire dans l'existence de Franck avec les événements politiques de 1870, suivis par la création de la Société nationale de musique qui entendait marquer la renaissance de la musique française. Au même moment, César Franck devient professeur au conservatoire de Paris où toute une génération d'apprentis compositeurs va regarder comme un maître ce musicien méconnu, tourné vers les grandes formes héritées de Beethoven et vers la musique religieuse. Cette soudaine notoriété bénéficie au compositeur qui montre dès lors un regain d'énergie dans sa volonté d'affirmer une voie musicale toute personnelle. Au cours des années suivants, son style va exercer une immense influence sur les jeunes musiciens, à la fois par son ambition formelle, tournée vers la musique pure, mais aussi par son harmonie extrêmement expressive, fondée sur la modulation perpétuelle – ce qui la rapproche du langage wagnérien et fait de Franck le père du post-romantisme français. Le principe « cyclique » qui sous-tend l'architecture de ses œuvres est une autre innovation qui va durablement marquer plusieurs générations de musiciens ; en premier lieu ses élèves Vincent d'Indy, Ernest Chausson, Guillaume Lekeu, regroupés autour de la figure du « pater seraphicus »

Le Quintette pour piano, deux violons, alto et violoncelle en fa mineur est non seulement le premier manifeste de ce langage franckiste parvenu à maturité, mais aussi le premier grand quintette avec piano du répertoire français. L'œuvre comporte trois mouvements organisés autour d'un thème unique, selon le principe cyclique, qui fait continuellement resurgir ce motif sous des formes variées. L'œuvre fut créée le 17 janvier 1880 à la Société nationale de musique par le quatuor Marsick avec Camille Saint-Saëns au piano – ce dernier ne partageant toutefois pas l'admiration naissante pour César Franck, comme il le manifestera avec un certain mépris en oubliant sur le pupitre la partition qui lui est dédiée ! Il est vrai que Saint-Saëns, musicien pudique s'il en est, ne pouvait guère goûter le torrent d'expressivité qui se dégage de ce Quintette et dans lequel on décèle parfois un écho de l'amour platonique de Franck pour la compositrice Augusta Holmès. Hypothèse que semble confirmer l'aversion manifeste de Mme César Franck pour cette partition !

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Claude Debussy, qui avait été l'élève de Franck, suivait encore dans ses premières œuvres l'exemple du maître – comme en témoigne la construction « cyclique » de son Quatuor à cordes. Il devait toutefois bientôt s'en éloigner radicalement pour suivre une voie toute différente. Cette harmonie chromatique et tourmentée, tout comme cette organisation formelle nourrie par le classicisme allemand, ne correspondaient guère aux aspirations d'un jeune compositeur désireux d'écrire une musique libre, affranchie des schémas formels préétablis comme de l'expressivité romantique, et recherchant une forme de naturel en écho avec l'harmonie du monde. Quelques années plus tard, en Europe centrale, le jeune Béla Bartók allait se trouver dans une situation comparable vis à vis des grands compositeurs post-romantiques et wagnériens qui occupaient la scène musicale. Influencé à ses débuts par un Richard Strauss, il allait d'ailleurs trouver dans la musique française, et spécialement chez Debussy, l'exemple d'une voie nouvelle affranchie de toutes les conventions. Ce choc allait jouer un rôle décisif dans la mise au point de la modernité bartokienne : un art où se conjuguent les rythmes populaires et les architectures savantes, l'expressionnisme rugueux et le colorisme enchanté, l'avant-gardisme radicale et l'émotion spontanée.

Composés entre 1908 et 1939, les six quatuors à corde de Béla Bartók, constituent l'un des grands cycles de quatuors de l'histoire musicale après ceux de Haydn, Mozart ou Beethoven. Ils témoignent de l'évolution constante des travaux du compositeur, spécialement les trois derniers quatuors qui présentent une véritable épure de son langage dans ce qu'il a de plus personnel. Les voix et les motifs s'y organisent dans un langage époustouflant d'invention, de naturel et de sensibilité. Le génie du contrapunctiste s'y mêle à celui de l'orchestrateur, capable de tirer des quatre instruments toute une palette de couleurs. Si le quatrième quatuor, composé en 1928, était empreint d'une expression sombre et tendue, le cinquième, plus rayonnant, a été composé à Budapest entre août et septembre 1934, soit près de 7 ans après le précédent.

Il fut commandé par la mécène américaine Elisabeth Sprague-Coolidge, à l'initiative de laquelle devaient naître également les Chansons madécasses de Ravel, Appalachian Spring d'Aaron Copland ou la Sonate pour flûte et piano de Poulenc. Créé à Washington par le Quatuor Kolisch le 8 avril 1935 , le cinquième quatuor marque le début du grand classicisme bartokien qui s'épanouira bientôt dans la Musique pour cordes, percussion et célesta ou la Sonate pour deux pianos et percussion. Son architecture épouse la forme « en arche », chère au compositeur (ABCBA), dans laquelle les mouvements s'organisent symétriquement autour du morceau central – ce dernier jouant notamment sur les rythmes et couleurs d'inspiration populaire bulgare, très librement traités. Bartók parcourt dans cette œuvre l'ensemble de l'échelle tonale, des styles d'écriture, des modes d'expression, des jeux de timbre, et donne une illustration de cet idéal esthétique que représentait, à ses yeux, la « géniale simplicité ».

Benoît Duteurtre

Programme

Bela Bartok (1881-1945)

Quatuor à cordes n° 5, Sz. 102

  • Allegro
  • Adagio
  • Scherzo
  • Andante
  • Allegro vivace

 

César Franck (1822-1890)

Quintette pour piano, deux violons, alto et violoncelle en fa mineur (1880)

  • Molto moderato quasi lento
  • Lento con molto sentimento
  • Allegro non troppo ma non fuoco

 

Interprètes

Quatuor Zaïde

  • Charlotte Juillard, Leslie Boulin-Raulet violon
  • Sarah Chenaf alto
  • Juliette Salmona violoncelle
  • Jonas Vitaud piano

Biographies

Jonas Vitaud c. Bernard Martinezx600Jonas Vitaud piano

Né en 1980, il commence le piano à six ans et l'orgue à onze ans. Formé par Brigitte Engerer, Jean Koerner et Christian Ivaldi, il obtient au Conservatoire national supérieur de musique de Paris quatre 1ers prix en piano, musique de chambre, accompagnement, harmonie. Lauréat de plusieurs concours internationaux tant en soliste qu'en chambriste (Lyon, ARD de Munich, Trieste, Beethoven de Vienne), Jonas Vitaud se produit dans de prestigieux festivals: Roque d'Anthéron, Lille Piano(s) Festival, Orangerie de Sceaux, Piano aux Jacobins, Pâques à Deauville, le Festival de la Chaise Dieu, les Fêtes musicales de Nohant, le Festival Chopin de Bagatelle, Richard Strauss Festival, Automne Musical de Caserta en Italie, iDans d’Istanbul, Summer Festival de Dubrovnik, French May à Hong Kong. Il joue dans toute l’Europe mais aussi en Russie, en Chine, en Turquie, au Japon, aux Etats-Unis. Jonas Vitaud se produit avec des orchestres comme celui de Mulhouse, Toulouse (Orchestre national du Capitole et Orchestre de chambre de Toulouse), l'Orchestre des Pays de Savoie, l'Orchestre Philharmonique de Moravie, l'Orchestre de la Radio de Munich, avec des ensembles vocaux (Sequenza ou les Solistes de Lyon) et de musique contemporaine.

Il réserve une place privilégiée pour la musique de chambre et joue avec des artistes tels Bertrand Chamayou, Sumi Hwang, Thierry Escaich, Christian-Pierre La Marca, Geneviève Laurenceau, Yann Levionnois, le quatuor Zaïde. Passionné par les musiques actuelles, Jonas Vitaud a travaillé avec des maîtres de la création comme Henri Dutilleux, Thierry Escaich, György Kurtag, Philippe Hersant. Il crée plusieurs pièces de Christian Lauba et notament son triple concerto avec l'Orchestre symphonique de Mulhouse. Ces rencontres ont été une source décisive d’inspiration et d’épanouissement artistique.

Son premier disque solo consacré à Brahms paraît chez Orchid Classics, un album salué par la critique (Supersonic Pizzicato award, 4 * BBC Music Magazine...).

Jonas Vitaud enseigne au Conservatoire national supérieur de musique de Paris depuis 2013.

Un disque consacré à Janáček enregistré en 2014 à la salle Elie de Brignac de Deauville par le label B Records en co-production avec les Amis de la musique à Deauville paraît en avril 2015.

Jonas Vitaud est artiste associé en résidence à la Fondation Singer-Polignac depuis 2013.


Quatuor Zaïdex600Quatuor Zaïde

Charlotte Juillard, Leslie Boulin-Raulet violon

Sarah Chenaf alto

Juliette Salmona violoncelle

 

Le quatuor Zaïde est en résidence à la Fondation Singer-Polignac depuis 2014.

Formé en 2009, le quatuor Zaïde remporte en 2011 le 1er prix du Concours International Joseph Hadyn à Vienne ainsi que trois prix spéciaux dont celui de la meilleure interprétation des œuvres du compositeur

En septembre 2011, les quatre musiciennes reçoivent le 1er prix au Concours International de Musique de Pékin. En 2010, un an seulement après sa constitution, le quatuor Zaïde remporte une impressionnante série de prix : le prix de la presse internationale décerné à l’unanimité au concours international de quatuor à cordes de Bordeaux, le 3e prix du concours international de quatuor à cordes de Banff (Canada) et le 1er prix du concours international Charles Hennen à Heerlen (Hollande).

Le Quatuor Zaïde est l’invité de salles prestigieuses comme la Philharmonie de Berlin, le Wigmore Hall de Londres, le Musikverein de Vienne, le Théâtre des Champs-Elysées, la Cité de la Musique à Paris, l’auditorium de la Cité Interdite de Pékin, le Beijing Concert Hall, le Jordan Hall de Boston et a assuré des tournées de concerts en Allemagne, aux Pays-Bas, en Italie, en Autriche, en Grèce…

Le quatuor Zaïde se produit aux côtés de partenaires tels que les violoncellistes Julian Steckel et Jerôme Pernoo, les pianistes Alexandre Tharaud, Bertrand Chamayou, David Kadouch ou Jonas Vitaud. Ayant tous les styles à son répertoire, le quatuor s'intéresse en particulier à la musique contemporaine, avec à son actif l'interprétation des œuvres de Iannis Xenakis, Wolfgang Rihm, ou Jonathan Harvey avec lequel il a eu l’occasion de travailler.

Depuis sa constitution, le quatuor est très régulièrement suivi et conseillé par Hatto Beyerle, altiste fondateur du Quatuor Alban Berg notamment au sein de la European Chamber Music Academy (ECMA).

Le Quatuor Zaïde est soutenu par le Mécénat Musical Société Générale. Il est lauréat 2010 du programme « Génération Spedidam », ensemble lauréat HSBC 2010 du Festival d’Aix en Provence et 1er prix 2011 du concours de la FNAPEC.

Depuis janvier 2011, Charlotte Juillard joue un violon de Joseph Gagliano de 1796 prêté par Mécénat Musical Société Générale. Depuis février 2014, Juliette Salmona joue un violoncelle de Claude-Augustin Miremont prêté par l’association des amis du violoncelle.