Amaury Coeytaux et François Dumont     

Publié dans Saison 2014-2015

Prologue

Le salon de musique de Winnaretta Singer a connu trois grandes époques. La première à la fin du XIXe siècle, correspond à la renaissance de la musique française avec Saint-Saëns, Fauré, Messager, Chabrier et leurs amis ; la seconde, au tournant des années 1900, voit l'essor de la musique moderne avec les créations de Debussy et Ravel par Ricardo Vinès, puis l'arrivée des Ballets russes ; la troisième, enfin, qui nous concerne plus particulièrement ce soir, rassemble entre ces murs l'avant-garde très cosmopolite de l'entre deux guerres, avec le Groupe des six, mais aussi Falla, Kurt Weill et beaucoup d'autres.

Le compositeur qui fait le lien entre la deuxième et la troisième époque est évidemment Igor Stravinski, déjà lancé avant 1914 comme le prodigieux novateur de Petrouchka et du Sacre du printemps. Plus encore durant les « années folles », il devient le chef de file de la jeune musique, toujours très proche de la princesse de Polignac à laquelle il donne plusieurs créations, comme celle de la Sonate. Mais ce Stravinski des années vingt incarne aussi un véritable tournant esthétique ; car, après la modernité révolutionnaire du Sacre, il choisit de se tourner vers les modèles de la musique ancienne pour les réinventer à sa façon. Ainsi va s'imposer le « néo-classicisme » dont l'un des actes de naissance est le ballet Pulcinella, créé à l'opéra de Paris en 1920.

L'idée vient, en fait, de Diaghilev qui avait déjà donné un ballet sur les musiques de Domenico Scarlatti : Les Femmes de bonne humeur. Désireux d'aller plus loin, il propose à Stravinski d'écrire une musique à partir de fragments inachevés de Pergolese, le grand compositeur napolitain du XVIIIe siècle. La chorégraphie est signée Massine, dans des décors et des costumes de Picasso. Stravinski relève le défi en composant une partition très proche du modèle baroque original, auquel il ajoute ses touches personnelles dans les détails d'écriture, d'harmonie, d'instrumentation. Il prendra par la suite beaucoup plus de liberté avec ses modèles ; ses partitions néoclassiques restent, d'abord, du pur Stravinski, même quand il s'inspire de Bach ou de Tchaïkovski. Mais Pulcinella garde une valeur symbolique particulière par la façon, justement, dont le compositeur moderne se met volontairement en retrait derrière son modèle.

Du ballet Pulcinella, avec ses nombreux épisodes instrumentaux et chantés, Stravinski a tiré une célèbre suite d'orchestre. Il a également publié plusieurs transcriptions, comme celle que nous allons entendre : la Suite Italienne qui reprend six mouvements de Pulcinella, arrangés en 1932 pour le violoniste américain Samuel Dushkin – proche ami du compositeur qui lui a également dédié son Concerto pour violon.

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La création de Pulcinella par les Ballets russes, en 1920, coïncide avec les premiers succès de la jeune génération française du Groupe des six – génération qui se place en grande partie sous le parrainage de Stravinski, tout spécialement Francis Poulenc. La représentation du Sacre à laquelle il a assisté, âgé de quatorze ans, a été une révélation. Comme il le dit explicitement : « C'est Debussy, sans aucun doute, qui m'a éveillé à la musique, mais c'est Stravinski qui m'a ensuite servi de guide. Il y a peu de debussysme, en effet, dans ma musique, alors qu'on y sent constamment la présence du grand Igor ».

Âgé de dix-sept ans de moins que son idole, Poulenc va se rapprocher de lui et les deux hommes vont entretenir une relation amicale, artistique et épistolaire. Stravinski de son côté avait aimé la Rapsodie nègre de 1917 et montré sa sympathie pour Poulenc, surtout en ces années où le compositeur russe avait décidé de devenir parisien et où il se fondait dans la société qui l'entourait – si bien que ses amis parisiens lui en voudront de les oublier un peu vite après son installation aux Etats-Unis. Mais Stravinski est ainsi. Les stratégies des grands créateurs ne sont pas toujours très généreuses !

Poulenc, de son côté, va poursuivre son chemin, influencé par Stravinski, mais aussi de plus en plus personnel, comme on peut l'observer dans cette brève sonate pour violon et piano de 1942 . Créée par Ginette Neveu en 1943, elle est dédiée à la mémoire de Federico Garcia Lorca, d'où sans doute le ton inhabituellement sombre et tendu chez ce compositeur. On reconnaît toutefois, dès le premier mouvement, des thèmes typiques de Poulenc, véritables formules qui signent sa musique. Il a voulu également donner un rôle égal aux deux instruments, en expliquant que « le violon prima donna sur piano arpège me fait vomir ». Mais cette forme très classique de la sonate pour violon et piano le montre peut-être un peu moins à son aise, un peu moins truculent que dans la musique pour instruments à vents.

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Ce concert consacré à trois grands musiciens modernes, est décidément une histoire d'amitiés, car je voudrais en venir maintenant aux liens assez étroits qui se sont noués, dans l'entre deux guerres, entre Poulenc et Prokofiev. Paris est alors la capitale artistique du monde, et Prokofiev comme Stravinski a choisi de s'y installer. Il est plus proche par son âge de Poulenc qui a seulement huit ans de moins que lui ; ce qui ne l'empêche pas de porter un regard un regard un peu dédaigneux sur la musique française, de laquelle il ne cherche pas vraiment à se rapprocher, contrairement à Stravinski. A ses yeux, « il n'y a pas eu un musicien français de premier plan depuis l'époque de Chabrier et de Bizet... Claude Debussy, c'est de la gélatine, de la musique absolument invertébrée... Satie, un fumiste... Le seul en France qui sache ce qu'il fait est Ravel ». Il n'est guère plus tendre pour la jeune génération : « La France victorieuse voulait l'être aussi en musique ; ainsi naquit l'intérêt exceptionnel accordé au Groupe des six, intérêt que le Groupe des six n'a pu totalement mériter. »

La relation est donc inégale, car le jeune Poulenc, de son côté, admire Prokofiev presque autant que Stravinski. Mais les deux hommes vont se rapprocher pour une autre raison que nous explique Poulenc : « Mon amitié avec Prokofiev fut basée sur deux choses. D'abord le goût de chacun de nous pour le piano – j'ai beaucoup joué avec lui, je lui ai fait travailler ses concertos – puis, autre chose qui n'a rien à voir avec la musique : le goût du bridge. A cette époque, je jouais très bien au bridge... Surtout en 1931 et 1932, presque chaque semaine nous nous réunissions chez Prokofiev, le soir avec Jacques Février – c'était un excellent bridgeur – avec Alekhine et une dame russe qui jouait fort bien. Généralement nous passions nos soirées à jouer. La musique, c'était en plus. C'est sur ce point là que l'amitié s'est nouée avec Serge ». Quant à ce que pensait Prokofiev des compositions de son camarade de bridge, celui-ci ne se fait guère d'illusions : « Du mal, du mal, mais ça m'était égal. Nos rapports, c'était : le bridge, le piano, l'amitié. » Fidèle à cette amitié, Poulenc dédiera sa dernière œuvre, la sonate pour hautbois et piano, à la mémoire de Prokofiev.

La première sonate de Prokofiev, que nous allons entendre, domine ce programme et fait partie des chefs d’œuvres du répertoire pour violon et piano. Dédiée au grand David Oistrak elle fut composée après le retour de Prokofiev en URSS, dans une période où il conservait toute son énergie inventive, avant le tournant plus académique de ses dernières années. On pourrait d'ailleurs faire un parallèle entre ses deux sonates et ses deux concertos pour violon. Le premier concerto est le plus libre, extraordinairement inventif dans sa structure même ; le second est très beau, mais de facture plus classique. Il en va de même des sonates. Dans la première, sous une construction très solide, on sent se manifester à maintes reprises un vrai génie de l'improvisation tour à tour moderniste et lyrique, extraordinairement fluide dans ses enchaînements d'idées tout au long des quatre mouvements.

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Je conclurai par quelques mots sur les relations entre Stravinski et Prokofiev. Ils se sont connus très tôt, dans l'entourage de Diaghilev ; sauf que Prokofiev, arrivé après les grandes heures de 1912-1913, ne va pas marquer au même point l'histoire des Ballets russes. Par la suite, leurs échanges de « frères ennemis » feront alterner les compliments et les critiques acerbes. Prokofiev dit qu'il n'y a pas de musique dans L'oiseau de feu... sinon du Rimski-Korsakov, et Stravinski déclare en 1925 : « Je respecte beaucoup Prokofiev, mais je ne le mets pas au premier plan de la musique moderne. »

L'opposition entre Stravinski et Prokofiev joue également son rôle dans la musique française contemporaine. Après la passion stravinskienne de l'entre deux guerres, puis le départ de Stravinski pour l’Amérique, certains, après 1945, érigeront Prokofiev en nouveau modèle pour les jeunes générations. Antoine Goléa, dans Musique russe (1953), loue Prokofiev jusque dans son évolution ultime : « L'homme Prokofiev et le musicien du même nom n'ont fait, après 1934, que suivre les exigences de leur nature profonde. » Au contraire : « Magicien brusquement démuni des instruments de sa magie, Igor Stravinski, d'abandon en abandon, de pastiche en pastiche, a marqué de son sceau fatal de décomposition toute une génération de musiciens obstinés à le suivre dans ses travaux de désincarnation, de dépersonnalisation. »

De leur côté, les jeunes compositeurs d'avant-garde, autour de Boulez, dédaignent Prokofiev au profit de Stravinski, mais ils ne retiennent de ce dernier qu'une poignée d’œuvres. Francis Poulenc, enfin, dont le rang aura longtemps paru modeste en regard des deux maîtres russes qu'il admire, va commencer à donner le meilleur de lui même après 1950, au moment où la veine créatrice de Stravinski et Prokofiev commence à se tarir. Il compose alors ses opéras et ses oratorios qui vont finalement le faire entrer, lui aussi, dans le grand répertoire et marquer une forme de revanche du cadet.

Benoît Duteurtre

Programme

Oeuvres

Igor Stravinski (1882-1971)

  • Suite italienne d’après Pulcinella pour violon et piano (arr. Samuel Dushkin, 1932)
    • Introduzione
    • Serenata
    • Tarantella
    • Gavotta con due variazioni
    • Scherzino
    • Minuetto e Finale

Francis Poulenc (1899-1963)

  • Sonate pour violon et piano (1942)
    • Allegro con fuoco
    • Intermezzo
    • Presto tragico

Serge Prokofiev (1891-1953)

  • Sonate n°1 pour violon et piano en fa mineur opus 80
    • Andante
    • Allegro brusco
    • Andante
    • Allegrissimo
Interprètes
  • Amaury Coeytaux violon
  • François Dumont piano


Biographies

Amaury Coeytaux violon Portrait Amaury Coeytaux

Amaury Coeytaux est né en 1984 et commence le piano à l’âge de quatre ans puis le violon à sept ans auprès de Micheline Lefebvre au Conservatoire à rayonnement régional région de Bordeaux. Son interprétation de la 3ème sonate d’Ysaÿe alors qu’il n’a que onze ans est particulièrement remarquée.

Récompensé d’une médaille d’or en musique de chambre à douze ans, il reçoit l’année suivante celle en violon et entre quelques mois plus tard au Conservatoire national supérieur de musique de Paris dans la classe de Jean-Jacques Kantorow.

En 2003, il s’installe à New York où il se perfectionne pendant quatre années auprès de  Pinchas Zukerman. Durant ces années, il recevra également les conseils d’éminents musiciens tels que Zakhar Bron, Bernard Greenhouse et Tibor Varga. En 2004, Amaury Coeytaux fait ses débuts au Stern Auditorium – la plus grande salle du Carnegie Hall – dans le concerto de Brahms. Depuis ce succès, il est invité à se produire sur les scènes les plus prestigieuses – Weill Hall (New York), Kennedy Center (Washington), Ottawa Center (Canada), salle Gaveau tant en récital qu’en soliste, avec notamment, l’orchestre du Capitole de Toulouse, l’orchestre philharmonique de Kiev et l’orchestre ORTVE de Madrid sous la baguette de Tugan Sokkhiev, Arie Van Beek, Jean-Jacques Kantorow.

En 2006, Amaury Coeytaux remporte le 1er prix ainsi que cinq prix spéciaux lors du fameux concours Lipizer en Italie. En 2007, il est récompensé par le prix Eisenberg-Fried,  la plus haute distinction du concours pour la meilleure interprétation d’un concerto à la Manhattan School of Music of New York. Il est par ailleurs lauréat de la fondation Groupe Banque Populaire, de l’ADAMI et du programme Lavoisier. Pendant ses études, il est aussi boursier de la Manhattan School.

Son expérience et sa réelle passion pour la musique de chambre l’amènent à collaborer régulièrement avec de grands solistes tels que Pinchas Zukerman, Joseph Silverstein, François Salque, Joseph Kalischtein, Michael Tree, Nicholas Angelich.

En 2008, il devient violon solo de l’orchestre d’Auvergne où il bénéficiera d’une totale confiance de la part du chef Arie Van Beek et de tout l’orchestre. Il est d’ailleurs amené à interpréter plusieurs œuvres concertantes de Beethoven, Chausson, Ravel ainsi qu’à diriger lui-même l’orchestre du violon dans les concertos de Bach, Vivaldi, Haydn et Mendelssohn.

En 2012, il est nommé violon solo de l’orchestre philharmonique de Radio-France sous la direction de Myung-Whung Chung.

Amaury Coeytaux a créé récemment le concerto de Wissmer avec l’orchestre philharmonique de Kiev sous la direction de Fabrice Gregorutti pour le label Naxos.

Il enregistrera prochainement les sonates de Poulenc et Prokofiev ansi que la Suite Italienne de Stravinsky avec le pianiste François Dumont sous le label Aparté.

Amaury Coeytaux joue un violon Guadagnini de 1773.

Amaury Coeytaux est artiste associé en résidence à la Fondation Singer-Polignac depuis 2012.


François Dumont piano Portrait François Dumont

François Dumont est lauréat des plus grands concours internationaux : le concours Reine Elisabeth à Bruxelles en 2007, le Concours Chopin de Varsovie en 2010 dont le jury, à l'occasion du bicentenaire, réunissait notamment Martha Argerich et Nelson Freire, et en 2102, les Piano Masters de Montecarlo.  Il est également finaliste des concours Clara Haskil en Suisse, Hamamatsu au Japon, Concours européen de piano ; il est premier prix des Concours Jean Françaix et Steinway, et Grand prix de piano de la Spedidam. Il est nominé aux Victoires de la musique en 2011, dans la catégorie “soliste instrumental”. En 2012, il reçoit le prix de la révélation de la Critique musicale française.

  Né en 1985, François Dumont suit les cours de Chrystel Saussac au Conservatoire de région de Lyon avant d'être admis à l'âge de quatorze ans au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris où il travaille avec Bruno Rigutto et Hervé Billaut.

  François Dumont a notamment joué au théâtre du Châtelet, salle Gaveau, salle Pleyel, pour les auditoriums de Lyon et du musée d'Orsay, salle Cortot, de même qu'il participe régulièrement à diverses émissions sur France Musique, dont "Dans la cour des grands" et "Génération Jeunes Interprètes" de Gaëlle Le Gallic.

  A l'étranger, parallèlement à des récitals en Allemagne, Pologne, Brésil et Mexique, il joue avec l'orchestre de chambre de Lausanne, sous la direction de Jesus Lopez-Cobos, l'orchestre national de Belgique, les orchestres philharmoniques de Varsovie (direction Antoni Wit) et Cracovie, l'orchestre de Cannes et l'orchestre philharmonique de Monte Carlo sous la direction de Philippe Bender, le Tokyo Symphony orchestra, le Fortworth symphony orchestra aux Etats-Unis, l'orchestre philharmonique de Wuhan en Chine, l’orchestre symphonique de Liepaja lors du Piano Stars Festival en Lettonie. En 2011, il fait ses débuts à Saint-Pétersbourg avec l'orchestre du théâtre Mariinsky dans le concerto n° 1 de Tchaïkovsky. En 2012 il joue notamment le Concerto de Brahms avec l’orchestre de Bretagne, sous la direction d’Arie van Beek, et le Concerto en sol de Ravel avec l'orchestre de la Garde Républicaine sous la direction de François Boulanger pour la clôture des Journées Ravel de Montfort l'Amaury.

  En musique de chambre, il a interprété l'intégrale des Sonates pour violon et piano de Beethoven avec Stéphane Tran-Ngoc aux Etats-Unis. Il se produit également en duo avec Julien Szulman, pour Radio-France, Helen Kearns pour la radio suisse-italienne à Lugano et avec le Quatuor Debussy dans le cadre de la Société de musique de chambre de Lyon, ou encore au musée d'Orsay.

  Enfin, avec Virginie Constant et Laurent Le Flécher, il a créé le Trio Elégiaque, dont le premier enregistrement (Dusapin-Messiaen) a été récompensé par un Diapason d'Or, 4 étoiles du Monde de la musique et la Clé de sol de Res Musica. Leur second disque chez Triton, consacré à des compositeurs russes (Arensky, Rachmaninov, Rimsky-Korsakov) a été récompensé par 5 Diapasons, le coup de cœur d'Alain Duault et le coup de cœur de Radio Classique.

En avril 2011, le Trio Elégiaque a joué l'intégrale des trios de Beethoven  à l'Opéra Comique, à Paris et prépare l'intégrale Beethoven pour Brilliant Classics.

  François Dumont s’est produit dernièrement dans de nombreux festivals : Radio-France Montpellier, Chopin à Bagatelle, "Chopin and his Europe" à Varsovie, Messiaen de la Meije, Ljubljana en Slovénie, Kennedy Center à Washington.

  Sa discographie en soliste comprend l'intégrale des Sonates de Mozart chez Anima Records (Maestro de la revue Pianiste), un disque Chopin chez Artalinna ainsi qu'un double album contenant les épreuves du Concours Chopin publié par l'Institut Chopin de Varsovie. A paraître, l'intégrale de l'œuvre pour piano de Maurice Ravel chez Piano Classic.

François Dumont est en résidence à la Fondation Singer-Polignac depuis 2011 avec le trio Élégiaque.