L'Atelier heureux
Avant-propos
Les deux compositeurs de notre programme ont en commun – comme déjà, voici quelques semaines, Ravel ou Britten – de figurer parmi ceux qui portent à la perfection le langage musical de leur époque, plutôt que parmi les novateurs radicaux. La musique de Mozart n'a pas marqué un tournant dans l'histoire, moins en tout cas que celle de Haydn ou Beethoven ; et celle de Chostakovitch n'est pas allée au delà des innovations amorcées par ses aînés. Mais c'est dans l'approfondissement qu'ils ont, l'un comme l'autre, donné quelques-uns des chefs-d’œuvre de toute l'histoire musicale.
Dans le cas de Chostakovitch, il faut même souligner que ce musicien – salué très jeune pour son éclatant génie, et considéré aujourd'hui comme l'un des classiques du XXe siècle – a épousé tout au long de sa vie diverses tendances esthétiques liées à l'évolution de sa personnalité, à ses curiosités esthétiques, mais aussi aux conditions politiques régnant en Union Soviétique : autant de tournants qui ne l'ont pas empêché de donner, toujours des compostions extraordinairement fortes et personnelles : comme si son art pouvait se parer des habits les plus divers : de l'opéra moderne au ballet classique, de la suite de jazz à la grande symphonie lyrique, de l'avant garde insolente au lamento expressionniste.
Son œuvre, schématiquement, se déploie en deux grandes partie : la première qui va de sa jeunesse jusqu'au milieu des années trente nous montre un jeune Chostakovitch radicalement moderne, dans le ton de l'avant-garde européenne : Prokofiev pour la frénésie rythmique, la modernité viennoise pour une certaine acidité harmonique. Cette période prendra fin après les attaques en règle contre sa musique, menées notamment par Jdanov et ainsi résumées dans La Pravda : « La qualité et le souffle de la bonne musique sont sacrifiés au profit d'une cérébralité petite-bourgeoise et formaliste qui prétend être originale par des pitreries à bon marché. » Comme pour répondre à ces critiques, Chostakovitch se tourne alors vers une esthétique toute différente qui s'affirmera davantage encore après la guerre. Arrivé à maturité, le compositeur épouse volontiers les formes traditionnelles du quatuor et de la symphonie, pour affirmer un langage intensément lyrique, qui fait de lui le dernier grand représentant d'un post-romantisme inspiré notamment par l'exemple de Mahler.
L’œuvre de jeunesse que nous allons entendre, dans un instant, est en ce sens très intéressante, parce qu'elle semble résumer par avance ces orientations futures de l'art chostakovien. Elle est écrite en 1925 par un compositeur de dix-neuf ans, d'abord pour octuor à cordes, puis dans cette seconde version pour orchestre à cordes. Comme la première symphonie, composée à la sortie du conservatoire, ce Prélude et scherzo est donc une œuvre d'étudiant en musique vif, audacieux, plein de savoir-faire ; mais elle indique aussi, dans ses deux brefs mouvements, les deux grandes directions dans lesquelles va se déployer son art.
Le prélude, par ses références au langage de Bach, mais aussi par son caractère tourmenté semble ainsi préfigurer l'art de de Chostakovitch dans la seconde partie de sa vie, quand il renoncera au caractère insolent et grinçant des premiers chefs-d’œuvre, pour se tourner vers les formes classiques et vers une expression intensément lyrique. A l'inverse, le scherzo est une flamboyante machine rythmique, tout à fait dans la lignée moderniste d'un Prokofiev ou d'un Honegger. On se laisse envoûter par ce mouvement aux harmonies agressives et à la progression fiévreuse qui rappelle les mouvements rapides des premières symphonies ou du ballet L'Âge d'or.
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Seconde œuvre au programme, la symphonie concertante pour violon, alto et orchestre K. 364 est un monument dans le catalogue mozartien : une composition qui, par certains côtés, préfigure le romantisme ; mais qui s'inscrit également, comme je le disais au début, dans le prolongement d'une très ancienne tradition, portée par le compositeur à la perfection.
Mozart, en effet, a été marqué, lors de son grand voyage de 1778 – il avait alors une vingtaine d'années – par la vogue des symphonies concertantes, particulièrement à Paris. Ces œuvres dans lesquelles un groupe d'instruments joue tantôt en soliste, tantôt mêlé à l'orchestre, sont le prolongement d'un genre baroque bien connu : le concerto grosso. Mozart, à son tour, va brièvement s'y intéresser, et même conclure provisoirement l'histoire de la symphonie concertante, qui passera complètement de mode au XIXe siècle, avant de resurgir chez certains compositeurs modernes.
Deux ouvrages dominent cette production relativement brève. D'un côté, la symphonie concertante pour hautbois clarinette cor et basson, composée à Paris en 1778, est encore une œuvre séduisante et divertissante, fidèle au modèle français. Au contraire, la symphonie concertante pour violon, alto et orchestre, que nous allons entendre, est composée à Salzbourg, en 1779, après son retour en Autriche, et montre une ambition toute différente : les mouvements sont amples et développés ; l'expression est souvent tendue pour ne pas dire tragique : bref cette partition a déjà le caractère d'un concerto préromantique.
Je cite à ce propos Jean Victor Hocquard, éminent spécialiste du Mozart, qui ne voyait pas cette évolution d'un très bon oeil et qui déclare avec toute la passion de son parti-pris : « Cette Symphonie concertante est admirable, mais, pour l'apprécier, il faut orienter son attention autrement que vers les autres œuvres du maître ; il faut se laisser prendre, passivement, par la musique. Il faut adopter, en somme, l'attitude qui est requise pour capter les messages sentimentaux et idéologiques dont ce langage est devenu le véhicule au XIXe siècle, au point d'être pour beaucoup de mélomanes le langage fondamental de la musique. Or il est remarquable que Mozart a pressenti les possibilités « modernes » offertes par ce langage alors naissant et qu'il a montré qu'il eût été capable, s'il y avait consenti, d'en explorer le domaine.. Heureusement il ne s'est pas engagé dans cette voie, car nous aurions un Romantique de plus – et un Mozart en moins... »
Insistons également sur le rôle de l'alto chez Mozart ; une curiosité par laquelle le compositeur, pour le coup, fait plutôt œuvre de précurseur quand cet instrument, jusqu'alors, se voyait relégué à un rôle subalterne. Il faut rappeler que Mozart, lui-même, jouait fort bien de l'alto, et qu'il tenait ce pupitre dans le quatuor qu'il formait avec plusieurs autres musiciens dont Joseph Haydn au premier violon. Mozart a composé, par ailleurs, une admirable série de duos pour violon et alto ; et l'alto joue pleinement sa partie de soliste dans son trio et ses quatuors à cordes – au lieu d'assurer seulement une espèce de remplissage. De même, sa symphonie concertante confie à l'alto le premier rôle à l'égal du violon – préfigurant les grandes œuvres à venir, comme Harold en Italie de Berlioz.
Le rôle de l'alto est d'ailleurs si développé dans la concertante que Mozart a également divisé le pupitre d'altos dans l'accompagnement d'orchestre pour lui donner plus de relief. Quant au violon, le compositeur lui avait déjà consacré cinq concertos, quelques années auparavant – mais dans un style encore galant auquel on peut préférer l'écriture de cette superbe symphonie, où le violon dialogue à égalité avec l'alto. De fait, l'art mozartien est souvent fondé sur une forme de conversation en musique : même lorsqu'une seule voix chante, on a l'impression que les fragments mélodiques se répondent comme des personnages. Le dialogue du violon et de l'alto rappelle ainsi, dans certaines pages, un duo d'opéra soutenu par l'orchestre dans cet allegro digne d'une vraie symphonie, ce mouvement lent merveilleusement expressif, et ce finale brillant qui apporte pour conclure une note lumineuse.
Benoît Duteurtre
Programme
Biographies
Amaury Coeytaux violon
En 2006, Amaury Coeytaux remporte le 1er prix ainsi que cinq prix spéciaux lors du fameux concours Lipizer en Italie. En 2007, il est récompensé par le prix Eisenberg-Fried, la plus haute distinction du concours pour la meilleure interprétation d’un concerto à la Manhattan School of Music of New York. Il est par ailleurs lauréat de la fondation d’entreprise Banque Populaire-Natexis, de l’ADAMI et du programme Lavoisier. Pendant ses études, il est aussi boursier de la Manhattan School.
En 2004, Amaury Coeytaux fait ses débuts au Stern Auditorium – la plus grande salle de Carnegie Hall – dans le concerto de Brahms.
Depuis ce succès, il est invité à se produire sur les scènes les plus prestigieuses – Weill Hall (New York), Kennedy Center (Washington), Ottawa Center (Canada), salle Gaveau tant en récital qu’en soliste, avec notamment, l’orchestre du Capitole de Toulouse, l’orchestre philharmonique de Kiev et l’orchestre ORTVE de Madrid sous la baguette de Tugan Sokkhiev, Arie Van Beek, Jean-Jacques Kantorow. Son expérience et sa réelle passion pour la musique de chambre l’amènent à collaborer régulièrement avec de grands solistes tels que Pinchas Zukerman, Joseph Silverstein, François Salque, Joseph Kalischtein, Michael Tree, Nicholas Angelich.
Amaury Coeytaux est né en 1984 et commence le piano à l’âge de quatre ans puis le violon à sept ans auprès de Micheline Lefebvre au Conservatoire national de région de Bordeaux. Son interprétation de la 3ème sonate d’Ysaÿe alors qu’il n’a que onze ans est particulièrement remarquée.
Récompensé d’une médaille d’or en musique de chambre à douze ans, il reçoit l’année suivante celle en violon et entre quelques mois plus tard au Conservatoire national supérieur de musique de Paris dans la classe de Jean-Jacques Kantorow.
En 2003, il s’installe à New York où il se perfectionne pendant quatre années auprès de Pinchas Zukerman. Durant ces années, il recevra également les conseils d’éminents musiciens tels que Zakhar Bron, Bernard Greenhouse et Tibor Varga.
En 2008, il devient violon solo de l’orchestre d’Auvergne où il bénéficiera d’une totale confiance de la part du chef Arie Van Beek et de tout l’orchestre. Il est d’ailleurs amené à interpréter plusieurs œuvres concertantes de Beethoven, Chausson, Ravel ainsi qu’à diriger lui-même l’orchestre du violon dans les concertos de Bach, Vivaldi, Haydn et Mendelssohn.
La saison prochaine, Amaury Coeytaux créera le concerto de Wissmer avec l’orchestre philharmonique de Kiev sous la direction de Fabrice Gregorutti pour le label Naxos.
En 2012, il est nommé violon solo de l’orchestre philharmonique de Radio-France sous la direction de Myung-Whung Chung.
Amaury Coeytaux joue un violon Guadagnini de 1773.
Lise Berthaud alto
Très active sur les scènes de prestigieux festivals et salles de concerts (Théâtre des Champs-Elysées, Salle Pleyel, Théâtre du Châtelet, Festivals de Menton, Deauville, Côte Saint-André, Roque d’Anthéron, Folle Journée, Montpellier-Radio France, Auditorium du Musée d’Orsay, Salon de Provence, Festival de l’Epau, Festival de Davos, Louisiana au Danemark, Festival de Moritzburg…), Lise Berthaud partage régulièrement l’affiche avec des artistes tels que Renaud Capuçon, Eric Le Sage, François Salque, Emmanuel Pahud, Gordan Nikollich, Martin Helmchen, Marie-Elisabeth Ecker, Daishin Kashimoto, les quatuors Ebène et Modigliani…
Lors de l’été 2010, Lise fait l’ouverture du Festival Berlioz de la Côte Saint-André et se produit par ailleurs au festival Messiaen de la Meije, au festival de Bel Air. Elle joue également pour la saison de la Salle Pleyel, aux Moments Musicaux de La Baule, à l’Abbaye de l’Epau, à la Salle Molière de Lyon, à la MC2 de Grenoble et part en tournée en Corée avec le Festival de Moritzburg. Elle est soliste au Théâtre des Champs-Elysées avec l’Ensemble Orchestral de Paris, ou en récital au Palazzetto Bru Zane de Venise ou encore à King’s Place à Londres. Elle prend part dans cette même période aux enregistrements Schumann et Fauré d’Eric Le Sage chez Alpha.
En 2009, Lise est nominée aux Victoires de la Musique Classique comme révélation instrumentale de l’année.
En soliste, Lise est l’invitée d’orchestres comme le Düsseldorfer Symphoniker, le Sinfonia Varsovia, les Musiciens du Louvre, l’Orchestre Philharmonique de Wroclaw, l’Orchestre Philharmonique d’Islande, l’Orchestre de Cannes, l’Orchestre de Chambre de Wallonie, l’Orchestre Philharmonique de Sao Paulo… Elle joue sous la direction de Paul Mc Creesh, Marc Minkowski, François Leleux, Fabien Gabel, ou encore Emmanuel Krivine qui l’emmène en tournée avec Harold en Italie et l’Orchestre Français des jeunes alors qu’elle n’a que vingt ans.
En 2006, elle forme avec David Grimal, François Salque et Ayako Tanaka le quatuor Orféo qui a présenté notamment, au cours de la saison 2008 une intégrale des quatuors de Beethoven sur plusieurs scènes françaises. Lise Berthaud a par ailleurs collaboré avec de nombreux compositeurs dont Philippe Hersant, Thierry Escaich, Henri Dutilleux, György Kurtág, ou encore Jérémie Rhorer, ou Guillaume Connesson dont elle crée l’oeuvre pour alto et piano en septembre 2007.
Née en 1982, Lise a étudié au Conservatoire national supérieur de musique de Paris dans les classes de Pierre-Henry Xuereb et Gérard Caussé. A dix huit ans, elle est lauréate du Concours Européen des Jeunes Interprètes. Elle remporte en 2005 le Prix Hindemith du Concours International de Genève. La même année, la revue Classica lui consacre un numéro spécial et publie un enregistrement Brahms-Schumann. En 2006, Lise Berthaud est lauréate du Programme déclic de l’AFAA-Radio France. Lise Berthaud joue un alto spécialement réalisé pour
L’Atelier de musique
L’Atelier de musique - l'autre nom de l'atelier Cortambert de la Fondation Singer-Polignac où l’orchestre est en résidence - est l’orchestre du Festival de Pâques de Deauville. Il réunit chaque printemps l’ensemble des jeunes solistes et ensembles participant aux concerts de musique de chambre du Festival de Pâques et de son Août musical.
Maria João Pires, Augustin Dumay, Renaud Capuçon, Nicholas Angelich, Jérôme Pernoo, Jérôme Ducros et Emmanuel Krivine en furent les créateurs en 1996, y entraînant cinquante de leurs jeunes collègues d’alors pour quelques concerts d’exception à Deauville, à Paris (salle Pleyel) et au festival de Sintra.
Depuis, Marc Minkowski, Ion Marin, Christopher Hogwood, Bruno Weil, Jérémie Rhorer, Peter Ash, Marius Stieghorst perpétuèrent cette tradition festivalière à la tête de la Philharmonie de chambre, du Cercle de l’harmonie et aujourd’hui.
L’Atelier de musique explore particulièrement le peu joué et vaste répertoire des sérénades, Kammersinfonien et transcriptions (Brahms, Mahler, R. Strauss, Hindemith, Stravinski, Schönberg, Berg, Enesco, Eisler, Martinů, Reich, Adams) alliant voix, cordes, vents, claviers et percussions.
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