Hors les murs - Les Cris de Paris
Avant-propos
RITUELS
Les œuvres vocales du vingtième siècle que nous entendrons ce soir mettent en lumière les liens particuliers, et très divers, qu'a entretenu la musique moderne avec l'inspiration religieuse.
Jusqu'à l'aube du romantisme, une part considérable de la musique était destinée à la liturgie ; et durant tout le XIXe siècle encore, les grands compositeurs ont écrit des messes, des oratorios, des requiems – quand bien même leur lien personnel avec la religion était parfois distant. Inversement, la naissance de la musique moderne, dans les premières années du XXe siècle, coïncide avec une quasi disparition de cette tradition religieuse. Le vent de liberté qui touche alors les compositeurs face aux conventions musicales semble également les éloigner des croyances et des églises : on ne trouve quasiment aucune page de musique liturgique chez Debussy, Strauss, Mahler, Ravel, Bartok, Roussel, ni dans les premiers chefs d'œuvres de Schönberg ou Stravinski – et cet état d'esprit va perdurer au moins jusqu'aux années vingt où les jeunes compositeurs d'avant garde, comme Darius Milhaud ou Honegger, préféreront se tourner vers l'antiquité grecque, ses chœurs et ses héros, plutôt que vers la religion chrétienne !
Il faut souligner, cependant, que la musique moderne naissante, tout en abandonnant les formes liturgiques traditionnelles, cherche d'autres sources d'inspiration qui la conduisent vers l'exotisme, vers l'héritage folklorique, mais aussi vers les sources primitives et rituelles de la musique. L'abandon des messes va de pair avec des formes de transes, d'incantations musicales, qu'on trouve déjà chez Stravinski dans Le Sacre du printemps, puis dans les sonneries de cloche et chants de mariage des Noces... Autant de façons de retourner aux origines du religieux et à des formes d'envoûtement musical qu'on retrouvera tout au long du XXe siècle, notamment chez les compositeurs répétitifs
Il faut toutefois attendre les années trente pour voir la religion, dans son aspect plus conventionnel, faire un véritable retour chez nombre de grands compositeurs. Après la Symphonie de Psaumes du même Stravinski en 1930, c'est notamment le cas de Benjamin Britten ou d'Olivier Messiaen, avec qui le catholicisme fait un retour fracassant dans la musique d'avant-garde.
Au delà de la foi personnelle des musiciens, on peut tenter de relier cette évolution au contexte particulier des années trente. D'abord, selon cette loi qui oppose chaque génération à la précédente, les compositeurs du groupe Jeune France, comme Messiaen ou Jolivet, veulent soudain en finir le néo-classicisme joyeux et un peu futile des années vingt, pour remettre en avant une mission plus élevée de la musique. Mais il faut tenir compte aussi d'un climat plus général, dans cette Europe en crise, où la montée du totalitarisme et l'approche de la guerre semble rendre à l'inspiration des artistes un surcroît de gravité.
Pour les mêmes raisons, le retour de la musique religieuse va s'accélérer encore dans les années quarante : comme si la violence, la mort, puis la découverte des camps de concentration et la bombe d'Hiroshima donnaient aux compositeurs une soudaine responsabilité, au delà du simple divertissement et des pures recherches formelles : après Messiaen, un compositeur comme Francis Poulenc se tournera de plus en plus vers la musique religieuse dans la seconde partie de sa vie. Et l'on verra Arnold Schönberg, en exil en Amérique, redécouvrir à la fois ses racines juives et l'inspiration religieuse dans plusieurs psaumes comme celui que nous entendrons tout à l'heure.
J'ajoute, même si cela va au delà de notre programme, que ce regain d’intérêt pour la musique religieuse, chez les compositeurs occidentaux, sera suivi par une seconde vague plus puissante encore, venue d'Europe de l'est. De Pologne en Russie, les Penderecki, Arvo Pärt, Schnittke et beaucoup d’autres vont se tourner massivement vers le répertoire religieux avant même la chute des régimes communistes. Cette soudaine floraison de messes, d'oratorios, de requiems, dans les dernières années du XXe siècle, semble donner raison aux propos d’André Malraux sur le devenir religieux de notre civilisation.
Ce cadre historique étant posé, il revient à chaque compositeur d'apporter son propre regard sur la question religieuse, et notre programme montre aussi la grande diversité de ces approches poétiques, spirituelles et musicales.
Benjamin Britten, le plus grand compositeur anglais du XXe siècle, est l'héritier d'une très riche tradition de chant choral remontant aux oratorios de Haendel et aux musiciens de la Renaissance. C'est pourquoi sans doute ce répertoire occupe une place privilégiée dans son œuvre, à la frontière du profane et du sacré. Son Hymne à Sainte-Cécile, patronne des musiciens, a été composé en 1942, à bord du navire qui ramenait le compositeur d'un voyage aux États-Unis. Ce magnifique chœur mixte à cinq voix sur un poème du poète Auden, grand ami de Britten, comporte trois parties contrastées qui terminent toujours par le même vers disant « Cécile bienheureuse apparaît en vision à tous les musiciens ». Vous noterez également, à la fin de la troisième partie, les imitations d'instruments, violons, tambour, flûte, trompette, dont les sonorités sont évoquées par la voix humaine.
Nous entendrons également Corpus christi carol, extrait de A Boy was born : une des premières œuvres chorales de Britten, dans laquelle figure morceau écrit pour les seules voix aiguës sur un texte religieux de la Renaissance.
J'ai souligné en préambule la place centrale occupée par la foi catholique et toute son imagerie dans l'inspiration d'Olivier Messiaen. Les thèmes religieux sont omniprésents dans sa musique d'orgue, sa musique instrumentale, sa musique d'orchestre ; mais, curieusement, il n'a publié qu'une seule pièce vocale liturgique : O sacrum Convivium où l'on voit comment Messiaen, à la fin des années trente, est déjà pleinement maître de son inspiration et de son style. Cette motet à quatre voix mixtes, dédiée au Saint-Sacrement, nous plonge dans cette délectation mystique, d'une grande suavité harmonique, qu'on retrouvera tout au long de l’œuvre du compositeur.
Francis Poulenc, de son côté, a toujours eu deux visages : le moine et le voyou, comme il disait lui même... La part du moine, discrète dans ses jeunes années, s'affirmera progressivement dans son œuvre, jusqu'aux grands compositions de la fin de sa vie, Gloria ou Stabat Mater. Et il nous en montre l'aspect le plus dépouillé dans ses Quatre petites prières à Saint-François d'Assise, composées à Noizay en 1948 sur des textes de Saint-François lui même. : « Salut dame sainte », « Tout puissant, très saint », « Seigneur, je vous prie », « O mes très chers frères ». Écrite pour de jeunes moines franciscains à la demande de frère Jérôme, le petit neveu de Poulenc, cette musique d'apparence très simple dans son écriture à deux voix, est toujours subtile dans ses harmonies.
Trop peu connu en France, Samuel Barber a néanmoins signé une des pages les plus célèbres de la musique américaine, son fameux adagio, composé d'abord en 1936 pour un quatuor à cordes, puis décliné dans d'innombrables versions et reprises, dont cet Agnus Dei pour chœur de 1967 dont vous reconnaîtrez immédiatement le thème.
Mais vous reconnaîtrez également, pour certains d'entre vous, la musique du Lux Aeterna de Giörgy Ligeti – composition tout à fait avant-gardiste, rendue célèbre par l'utilisation qu'en a fait Stanley Kubrick dans son film 2001, l'odyssée de l'espace. Ce chœur mixte a cappella, créé à Stuttgart en 1966, se rattache directement au Requiem de Ligeti composé l'année précédente. Il emploie d'ailleurs le texte de communion de la messe des morts que le compositeur hongrois n'avait pas retenu dans son Requiem. Cette œuvre marque aussi l'épanouissement du langage particulier de Ligeti, qui aura une si grande influence sur la musique contemporaine : cette « micropolyphonie » aux lignes enchevêtrées, créant une transformation continue, proche de celle du kaléidoscope, et glissant librement du tonal à l'atonal dans les cinq parties de la composition : lux aeterna, domine, requiem, domine, lux aeterna.
Avec Zoltan Kodaly, nous remontons à l'un des pères de la musique moderne, qui joua un très grand rôle dans la vie musicale hongroise, et qui s'attachait particulièrement à l'éducation musicale populaire ; d'où l'importance considérable de la musique chorale dans son œuvre. Il a laissé l'un des plus vastes catalogues du genre, abordant tous les domaines, chœurs populaires, amoureux, guerriers, historiques, mais aussi religieux. La pièce que nous entendrons Elso alsodas, qui signifie « première communion », est une prière au Saint Sacrement, sur un thème grégorien hongrois du XIIe siècle, écrite pendant la guerre pour inviter à délaisser « les affaires du monde et sa folie ».
Arnold Schönberg, le père de la musique dodécaphonique, signe de son côté l'une des œuvres les plus étonnantes du programme : ce De Profundis de 1950, qui est la dernière partition achevée par le compositeur avant sa mort aux États-Unis, l'année suivante. Le mouvement de Schönberg vers l'inspiration religieuse était lié notamment à la création d'Israël et à la redécouverte de ses racines juives, comme en témoigne ce texte du De Profundis chanté en hébreux. Cette composition dodécaphonique, très saisissante, se caractérise aussi par son mélange des voix chantées et des voix parlées d'une écriture purement rythmique.
Enfin, Jean-Louis Florentz qui refermera ce programme témoigne de la vitalité de la musique religieuse en France, dans le sillage d'Olivier Messiaen, et de toute cette lignée de compositeurs organistes qui se prolonge aujourd'hui avec Escaïch et tant d'autres. Précocement disparu en 2004, Jean-Louis Florentz a marqué en quelques années la musique contemporaine française par l'extraordinaire qualité de ses œuvres : poèmes d'orchestre qui mêlent l'héritage symphonique de Debussy et Ravel aux inspirations extra-européennes, mais aussi grandes compositions religieuses comme son Requiem de la vierge ou Asmara, écrit à Jérusalem au cours d'un séjour dans la communauté orthodoxe éthiopienne, et qui propose une très belle synthèse entre la musique moderne et une tradition vocale non occidentale.
Benoît Duteurtre
Programme
Benjamin Britten (1913-1976)
- Corpus Christi Carol, extrait de A Boy was born
- Hymn to Santa Cecilia (1942)
Olivier Messiaen (1908-1992)
- O Sacrum Convivium ! (1937)
Francis Poulenc (1899-1963)
- Quatre petites prières à Saint François d'Assise (1948)
Samuel Barber (1910-1981)
- Agnus Dei (1967)
György Ligeti (1923-2006)
- Lux Aeterna (1966)
Zoltán Kodály (1882 - 1967)
- Első áldozás (1942)
Arnold Schoenberg (1874-1951)
- De Profundis (1950)
Jean-Louis Florentz (1947-2004)
- Asmarâ (1991)
Bis
Michael Praetorius (1571 - 1621) / Jan Sandström (1954 - )
- Det är en ros utsprungen (Es ist ein Ros Entsprungen)
Biographies
Les Cris de Paris
Créé par Geoffroy Jourdain en 1999, l'ensemble Les Cris de Paris interprètent principalement le répertoire vocal et instrumental du début du XVIe siècle à nos jours et réunit entre quatre et quatre-vingt interprètes (chanteurs, instrumentistes, comédiens, danseurs) mais aussi des plasticiens, metteurs en scène, vidéastes, auteurs, chorégraphes, tous curieux et passionnés, en particulier par les potentialités de la voix au sein de la création contemporaine.
La démarche artistique des Cris de Paris se nourrit de la diversité des profils des interprètes qui composent l'ensemble. Parmi eux, des directeurs d’ensembles, des chefs de chœur, des compositeurs, des arrangeurs, des comédiens, des instrumentistes, des pédagogues...
Tous ont choisi de mettre leur complicité et leur énergie au service d’expériences musicales et scéniques innovantes.
C’est dans l’élaboration originale de programmes « mixtes », dans le sens où ils intègrent des œuvres d’époques et de genres différents, que les Cris de Paris s’illustrent le plus fréquemment en concert.
Pour autant, cet esprit d’ouverture ne se limite pas à une pratique exclusive du répertoire a cappella. En témoignent notamment les nombreuses collaborations qui jalonnent désormais leurs saisons musicales avec Le Poème Harmonique, l’Orchestre Les Siècles, Les Paladins, Les Nouveaux Caractères, l’Ensemble Recherche, l’Ensemble 2e2m, l’Ensemble Intercontemporain ou des artistes parmi lesquels le comédien et metteur en scène Benjamin Lazar, l’altiste Christophe Desjardins, le vidéaste Clément Cogitore, le chanteur Thomas Fersen…
Leur insatiable curiosité les amène également à se jouer des frontières qui trop souvent délimitent les musiques dites « savantes » des musiques qualifiées de «populaires» ou d’ « actuelles ».
C’est récemment dans l’univers de la chanson que les Cris de Paris se sont aventurés avec malice à travers la production en 2008 du spectacle LA LA LA – Opéra en Chansons mis en scène par Benjamin Lazar et la réalisation du disque Encore(s) pour les 10 ans du label Alpha.
Dans un registre similaire, ils ont produit en 2011 Karaoké, un spectacle de théâtre musical interactif qui revisite de façon burlesque le mythe d’Orphée. Ce spectacle touche un public très large puisqu’il est animé par Loup-Denis Elion, chanteur des Cris de Paris, mais également comédien – il joue Cédric le compagnon d’Audrey Lamy - dans la très populaire série Scènes de Ménages de M6.
Animé par le souci de transmettre et de sensibiliser le jeune public à l’univers sonore, à la voix et au répertoire contemporain, les Cris de Paris interviennent très fréquemment auprès des établissements scolaires ou auprès de structures spécialisées, pour faire partager au plus grand nombre leur savoir-faire.
A ce titre, ils ont développé depuis l’automne 2009, un nouveau dispositif pédagogique explorant, avec l’aide de l’expertise d’Arte Radio et la collaboration de l’Ircam, les relations entre l’individu et le rôle joué par son environnement sonore. Depuis l’année scolaire 2009/2010, plus de 18 établissements ont pu bénéficier du dispositif Identité et Environnement Sonore. Initiés aux techniques de prise de son et de montage, ils fournissent de la matière sonore à des œuvres nouvelles, et sont sensibilisés à la démarche créatrice du compositeur qui "transforme le réel".
Ils assistent également au processus d'appropriation de l'œuvre par les interprètes (répétitions commentées, rencontres, etc.). Un site Internet spécifique a été réalisé en 2013 pour illustrer ce dispositif : www.lescrisdeparis.fr/parissoundmap
Pour l’ensemble de leurs activités, Les Cris de Paris sont aidés par le Ministère de la culture et de la communication/Direction régionale des affaires culturelles d'Ile-de-France au titre de l'aide aux ensembles conventionnés, ainsi que par la Ville de Paris.
Ils bénéficient également d'un soutien annuel de la Sacem, de Musique nouvelle en liberté et du soutien ponctuel de la Fondation Orange, de l’Onda, de la Spedidam, de l’Adami et du FCM.
Le dispositif pédagogique Identité et Environnement Sonore en collaboration avec ARTE Radio et l'Ircam fait l'objet d'un soutien spécifique du programme Orange Solidarité Numérique de la Fondation Orange, du Conseil Général de Seine-Saint-Denis dans le cadre du dispositif "Culture et Art au Collège", du Conseil Général des Hauts-de-Seine, du Conseil Général du Val d'Oise, du Conseil Régional d'Ile-de-France et de la Ville de Paris.
A l’automne 2012, l'ensemble a entamé une résidence à la Mairie du 4e arrondissement (Paris).
Les Cris de Paris ont obtenu en novembre 2008, à l’unanimité du jury, le Prix Audi Talents Awards et, en juin 2013, le Prix Liliane Bettencourt pour le Chant Choral.
Les Cris de Paris sont - depuis mars 2012 - artistes associés, en résidence à la Fondation Singer-Polignac.
Geoffroy Jourdain directeur artistique et musical des Cris de Paris
Parallèlement à des études de musicologie en Sorbonne et à des recherches dans les fonds musicaux italiens de plusieurs bibliothèques européennes, Geoffroy Jourdain s’implique très tôt dans la direction d’ensembles vocaux en se formant auprès de Patrick Marco, de Pierre Cao, et dans le cadre de masterclasses, en France comme à l’étranger, avec Michel-Marc Gervais, Daniel Reuss, Stefan Parkman, Anders Eby… Il obtient en 1998 le Certificat d’Aptitude à l’enseignement du chant choral.
Il est le fondateur et directeur musical des Cris de Paris, un ensemble professionnel de plus en plus présent sur la scène européenne, particulièrement impliqué dans la création contemporaine.
En compagnie de Benjamin Lazar, il crée en 2008 le spectacle La La La – opéra en chansons, et en 2010, l’opéra Cachafaz d’Oscar Strasnoy, d’après Copi.
En 2011 et 2012, invité par l’Atelier lyrique de l’Opéra Bastille, il dirige Orphée et Eurydice de Glück, dans une mise en scène de Dominique Pitoiset et Stephen Taylor. En 2012, il dirige L'Histoire du Soldat de Stravinsky dans une mise en scène de Roland Auzet, et dans le cadre du festival ManiFeste 2012 de l'IRCAM, la création de plusieurs œuvres nouvelles avec dispositif électronique, en compagnie notamment de musiciens de l'Ensemble Intercontemporain.
Présentation
Extrait de Quatre petites prières à Saint François d'Assise (1948) de Francis Poulenc (1899-1963) par Les Cris de Paris
O Sacrum Convivium ! (1937) de Olivier Messiaen (1908-1992) par Les Cris de Paris