Conquêtes formelles et expressives du quatuor à cordes
Avant-propos
Je suis très heureux de vous retrouver pour ce concert qui marque la rentrée de la Fondation Singer-Polignac. Et pour entamer dignement cette nouvelle saison musicale, rien ne semblait plus indiqué qu'un programme construit autour du quatuor à cordes, genre qui bénéficie d'une place privilégiée au sein du répertoire classique, romantique et moderne. Il suffit d'observer les innombrables écrits musicologiques, et même littéraires, inspirés par le quatuor à cordes, pour comprendre que le quatuor n'est pas un genre musical comme les autres, mais une véritable religion, à laquelle se vouent certains interprètes, certains mélomanes aussi, comme si toute forme de musique semblait un peu dérisoire en comparaison de cette discipline exigeante.
Ce statut particulier du quatuor à cordes s'explique sans doute, en partie, par l'engagement des interprètes qui choisissent parfois de renoncer à une carrière soliste pour se livrer pleinement à ce travail de groupe – comme si l'art du quatuor était non seulement exigeant, mais presque exclusif. Non seulement parce que le répertoire est immense, mais aussi parce que le jeu des quatre cordes suppose un dosage sonore extrêmement minutieux, une conversation musicale très subtile dans laquelle les musiciens se connaissent parfaitement ; d'où le grand nombre de quatuors constitués comme des formations permanentes, alors même que les autres formations de chambre, duos, trios, quatuors avec piano, etc, se font et se défont plus facilement au gré des rencontres.
La religion du quatuor doit aussi beaucoup, me semble-t-il, à la pureté supposée parfaite de l'écriture à quatre parties qui prend ses sources très tôt dans l'histoire musicale. Dans les premières polyphonies médiévales, au temps de l'école de Notre Dame, et plus encore dans la musique de la Renaissance, puis dans le choral luthérien, les compositeurs ont pris l'habitude de composer pour quatre voix, habitude qu'on retrouve jusqu'à nos jours dans la division des chœurs en sopranos, altos, ténors et basses. Cette disposition est devenue la base de l’art musical, le socle des études d'harmonie et de contrepoint ; et le quatuor propose un équivalent instrumental à ce modèle issu de la musique vocale, avec ses quatre lignes étagées du grave à l'aigu : premier violon, second violon, alto et violoncelle.
Malgré cette similitude frappante avec la polyphonie des origines, le quatuor à cordes s'est développé tardivement, bien après les premiers pas de l'art instrumental au début du XVIIe siècle. A cette époque, l'écriture contrapuntique était plutôt tombée en désuétude, et la musique baroque marquait plutôt le triomphe du chant accompagné. Mis à part quelques exceptions notables – comme Jean-Sébastien Bach - il faudra encore un long siècle pour que les compositeurs de musique de chambre redécouvrent les sortilèges de l'écriture à plusieurs voix, et qu'ils accomplissent cette synthèse entre l'harmonie moderne et l'ancien contrepoint qui sera le propre du quatuor à cordes
Les principaux artisans de cette révolution sont un italien, Luigi Boccherini, et un autrichien, Joseph Haydn, qui ouvre ce soir notre programme. Et, justement, le quatuor que nous allons entendre est le premier des soixante-dix quatuors de Haydn. Composé à l'âge de vingt-cinq ans, il témoigne d'un moment où le style du quatuor est encore loin d'être fixé. Dans les premiers quatuors à corde, le premier violon joue encore souvent un rôle soliste, les autres se contentant de l'accompagner. De son côté, le violoncelle – comme l'ancienne basse continue- est là pour assurer un soutien harmonique, sans s'émanciper vraiment pour dialoguer avec les autres musiciens. On remarquera tout cela dans le mouvement lent qui ressemble presque à un mouvement lent de concerto pour violon.
Il faut noter aussi que les premiers quatuors de Haydn s'apparentent encore au genre du « divertimento », constitué de plusieurs mouvements brefs, adoptant parfois des rythmes de danse. C'est le cas notamment de ce premier quatuor avec ses cinq mouvements, comportant deux petits menuets. C'est en fait de Paris, où la musique de chambre se développe à la même époque que viendra le terme de « quatuor », remplaçant peu à peu celui de « divertimento ». Quant au sous titre « La Chasse », il vient du rythme à 6/8 du premier mouvement, qui caractérise souvent les sonneries de cors et les musiques inspirées par la chasse.
Après cette œuvre qui se situe aux origines mêmes du genre, vers 1757, le quatuor va se perfectionner et connaître un fabuleux essor, illustré notamment par les partitions de Haydn, de Mozart, puis de Beethoven qui marque l'apogée du classicisme viennois. Il aura encore de belles heures dans le répertoire romantique, de Schubert à Brahms ; mais il va connaître un véritable renouveau à la fin du XIXe siècle, et devenir l'objet d'une véritable religion – liée pour beaucoup à la diffusion des derniers quatuors de Beethoven qui feront « bomber » le front de madame Verdurin. A cette époque, les compositeurs français s'emparent des modèles classiques viennois ; et, pour beaucoup d'entre eux, la composition d'un quatuor devient l'ambition suprême : il ne s'agit plus de produire des séries, comme chez Mozart ou Haydn, mais un grand quatuor, unique et définitif, à l'image de ceux de Franck ou de Fauré.
C'est dans ce contexte que les jeunes Debussy et Ravel font leur début de compositeurs, en commençant l'un et l'autre par un quatuor, qui marque en quelque sorte l'aboutissement de leur formation. On retrouve dans leurs deux partitions, une certaine trace du modèle franckiste, à travers notamment ce fameux thème cyclique qui resurgit d'un mouvement à l'autre. Mais le quatuor de Debussy, composé en 1893, fait encore preuve d'une certaine abstraction formelle, tandis que celui de Ravel, dix ans plus tard, se caractérise déjà par une couleur poétique très française et qu'on oserait qualifier d’impressionniste. L’œuvre est dédiée par Ravel à son « cher maître Gabriel Fauré » et de fait, on retrouve un peu des tournures modales fauréennes dans le thème du premier mouvement. Le second mouvement ressemble beaucoup à celui de Debussy par son utilisation des pizzicatos, mais il se caractérise aussi par sa tournure de chanson populaire. Quant au mouvement lent, il est déjà très ravélien par ses recherches de couleurs et son habile utilisation des cordes, par instants sombres comme des vents, à d'autres moments lumineuses et frémissantes.
Nous terminerons ce programme par l'un de ces nombreux quatuors à cordes associés à un cinquième instrument. Le plus habituel est le piano, ce qui nous vaut le genre du quintette avec piano ; la voix humaine est également utilisée par les compositeurs, souvent dans la musique modernes, chez Milhaud ou Alban Berg, et l'on parle alors de quatuor avec voix ; mais la clarinette est l'autre instrument qui nous a quelques chefs d’œuvres, depuis le quintette pour clarinette et cordes de Mozart, jusqu'à celui de Johannes Brahms, où le velouté de la clarinette s'associe à la tendresse des cordes.
Brahms, comme Mozart, s'est particulièrement intéressé à la clarinette après sa rencontre avec un instrumentiste : c'est pour son ami Anton Stadler que Mozart a écrit le trio, le quintette et le concerto pour clarinette. De même, Johannes Brahms, en 1890 se lie d'amitié avec le clarinettiste Richard von Mühlfeld, au cours d'un séjour à Meiningen. Le compositeur, déjà âgé, en profite pour mieux étudier cet instrument et son répertoire ; et il écrit dans la foulée quatre partitions qui constituent, avec la musique pour piano, le dernier grand pan de l'œuvre brahmsien : deux sonates pour clarinette et piano, le trio avec clarinette opus 114, et ce quintette pour clarinette et quatuor à cordes qui couronne la série. Il sera créé à Meiningen par Mühlfeld à la clarinette, Brahms lui même au piano et le quatuor de son grand ami le violoniste Joseph Joachim.
Cette partition a toute la mélancolie des dernières œuvres de Brahms, mais aussi leur liberté aux allures d'improvisation, leur science devenue naturelle. Vous remarquerez en particulier le second mouvement, sorte de lied d'amour à trois temps et son magnifique chant de clarinette de caractère tzigane, si caractéristique de Brahms. Je citerai, pour conclure, le grand musicographe Claude Rostand écrivant à propos de cette œuvre : « Une des plus belles pages de la période automnale de la vie de Brahms. Une grande confession résignée, toute baignée d'une atmosphère mélodique pleine de tendresse. Rien de pathétique, nulle recherche d'éclats ni d'effets éloquents. C'est l'œuvre d'une douce et paisible vieillesse. Les timbres des différents registres de la clarinette sont utilisés ici avec un bonheur particulier, cet instrument apportant à l'ouvrage le sentiment d'intimité et de familiarité qui en fait le caractère principal. »
Benoit Duteurtre
Programme
Quatuor Ardeo © FSP YP
Quatuor Ardeo
- Olivia Hughes, Carole Petitdemange violon
- Lea Boesch alto
- Joëlle Martinez violoncelle
- Reto Bieri clarinette
Quatuor Ardeo
Si Ardeo – en latin : je brûle – est le nom de ce quatuor, c’est aussi la devise avec laquelle les quatre jeunes femmes abordent leurs répertoires ; le succès leur donne raison. Constitué en 2001 au sein du Conservatoire national supérieur de musique de Paris, le quatuor Ardeo fait aujourd’hui partie des formations françaises les plus louées par la presse et les plus applaudies par le public.
Entre 2004 et 2009, le quatuor remporte notamment le second prix et deux prix spéciaux au Concours international de quatuor à cordes Chostakovitch à Moscou, le 2ème prix ainsi que le Prix de la presse internationale au prestigieux Concours international de quatuor à cordes de Bordeaux, le premier prix de la FNAPEC, les 3ème prix au Concours international de musique de chambre de Melbourne et au Concours international de quatuor à cordes « Premio Paolo Borciani » ainsi que, de nouveau en Italie, le Prix du public du festival de Bologna.
En plus de sa formation au Conservatoire national supérieur de musique de Paris, le quatuor Ardeo se perfectionne auprès de Rainer Schmidt du Quatuor Hagen à la Escuela Superior de Música Reina Sofía de Madrid, et bénéficie également, lors de master-classes, des conseils de grands maîtres comme le Quatuor Hagen et le Fine Arts Quartet, P.L. Aimard, W. Levin, G. Pichler, P. Katz, A. Meunier, E. Feltz, G. Takacs, A. Keller et A. Brendel.
Le quatuor Ardeo a été invité à se produire dans de nombreux festivals et salles de concerts à l’étranger : Santander en Espagne, Kuhmo en Finlande, Concertgebouw d’Amsterdam aux Pays-Bas, Casino de Bâle en Suisse, Lockenhaus en Autriche, Schleswig-Holstein Musikfestival et Beethovenfest Bonn en Allemagne, au Festival Elba isola musicale d'Europa de Youri Bashmet, au Festival de Bologne et Amici de la Musica Firenze en Italie, Prussia Cove en Angleterre, Noël au Kremlin en Russie.
En France, on a pu les entendre à la Cité de la musique, au Musée d'Orsay, au Théâtre du Châtelet, au Théâtre Mogador, à la Salle Cortot, à l’Orangerie de Sceaux, ainsi que lors des Festivals de Radio France à Montpellier, de Comminges, de Deauville, d’Entrecasteaux, de Colmar, du pays de Faïence, des Moments musicaux de La Baule, des Flâneries de Reims, du Septembre musical de l'Orne, de Cordes-sur-Ciel, de Musique en Périgord.
Le quatuor Ardeo aime partager la scène avec ses partenaires de prédilection : David Kadouch, Bertrand Chamayou, Jérôme Ducros, Renaud Capuçon, Henri Demarquette, Jérôme Pernoo, Alain Meunier, Vladimir Mendelssohn, Evgeni Koroliov ou encore Mario Brunello, Christoph Richter, Paul Katz, Reto Bieri, Michel Portal.
Investi dans la création de notre temps, le quatuor a travaillé en étroite collaboration avec des compositeurs comme Jonathan Harvey, Edith Canat de Chizy ou Kaija Saariaho.
Le quatuor Ardeo est soutenu fidèlement par le Mécénat musical Société Générale depuis 2005, il a été sélectionné en 2006 par Culturesfrance pour le programme Déclic et bénéficie d’une résidence chez Pro-Quartet depuis l’année 2010.
Carole Petitdemange et Olivia Hughes jouent des violons qui leur sont prêtés respectivement par la fondation Grumiaux et le Fonds instrumental Français.
Salué largement par la critique internationale, le quatuor Ardeo a présenté son premier disque en 2007 avec la première mondiale des deux premiers quatuors de Charles Koechlin. En 2010 est sorti, chez Transart Live, le disque Chostakovich avec le pianiste David Kadouch. Cette heureuse collaboration a donné suite à un autre enregistrement avec le même pianiste : le quintette de Schumann, paru récemment chez Decca.
Le quatuor Ardeo est en résidence à la Fondation Singer-Polignac.
Reto Bieri clarinette
Né en 1975 à Zug, en Suisse, Reto Bieri a étudié la clarinette avec Francois Benda à Bâle et avec Charles Neidich à la Juilliard School de New York. En musique de chambre, il a bénéficié de l'enseignement du compositeur György Kurtag et du pianiste Krystian Zimerman. En 2001 Reto Bieri a remporté le prix de la Tribune internationale des jeunes interprètes de l'UNESCO et, depuis lors, il a été invité à se produire dans le monde entier en tant que soliste et chambriste. Parmi les nombreux orchestres avec lesquels il travaille, on peut citer l'orchestre symphonique Tchaikovsky (Radio Moscou), l'orchestre de chambre de Prague, l'orchestre de chambre de Zürich, le Philharmonique de Hongrie, l'orchestre du Festival de Tibor Varga, l'orchestre symphonique de Bâle, l'orchestre de chambre de Bâle, le Kremerata Baltica, le Camerata Schweiz, l'orchestre Pablo Sarasate Pamplon, sous les baguettes de Vladimir Fedoseyev, Kurt Masur, Roger Norrington, Tibor Varga et Howard Griffiths pour n'en citer que quelques uns.
Reto Bieri joue régulièrement avec la violoniste Patricia Kopatchinskaja, le violoncelliste Sol Gabetta, les pianistes Mihaela Ursuleasa, Riccardo Bovino et Henri Sigfridsson, le Casal Quartett (Zürich) et le Tecchler Trio (Zürich). En musique de chambre, il travaille régulièrement avec Gidon Kremer, Heinz Holliger, Jacques Zoon, Dénes Várjon, Gautier Capuçon, Raphael Oleg, Carolin Widmann, Gérard Wyss ou Peter Sadlo, et avec les quatuors : Carmina (Zürich), Casals (Barcelone), Johannes (Lyon), Petersen (Berlin), ainsi qu'avec le Basler Steichquartett et le Altenberg Trio (Vienne). Il a également joué avec le Rosamunde Quartett, et prépare actuellement le double concerto pour clarinette et orgue de Tigran Mansurian avec Anja Lechner.
Vidéo