Formes nouvelles
Avant-propos
Regards croisés sur Brahms et Ravel
Brahms et Ravel, les deux compositeurs de ce programme, présentent certains points communs, bien qu'ils viennent d'horizons et d'époques différents. L'un et l'autre ont en effet appartenu au mouvement musical de leur temps (le romantisme pour Brahms, le modernisme pour Ravel,) tout en cultivant une forme de d'attachement à la tradition qui se traduit, ici, par le recours à la formation très classique du trio avec piano et le découpage traditionnel en quatre mouvements.
Par sa fidélité aux modèles de Beethoven, Brahms pourrait même être considéré comme l'un des inventeurs de ce « néo-classicisme » que cultiveront Saint-Saëns, Ravel, puis les compositeurs des années 1920-1930. Il est donc assez curieux de constater que le grand compositeur allemand est resté longtemps très incompris en France, y compris chez ceux qui auraient dû l'aimer.
J'ai rassemblé ce soir quelques écrits qui témoignent de cette incompréhension, le premier étant signée de Ravel lui même et publié en 1912 dans un compte rendu des Concerts Lamoureux. Après nous avoir expliqué que le talent ne peut jamais être remplacé par le travail, ni le génie par le métier, le compositeur de Daphnis et Chloé poursuit : « C'est ce qui apparaît le plus clairement dans la plupart des œuvres de Brahms. On a pu le constater dans la Symphonie en ré majeur que nous donnait dernièrement l'Association des concerts Lamoureux. Les idées sont d'une musicalité intime et douce [...]. A peine ont-elles été présentées que leur marche devient lourde et pénible. Il semble que le compositeur ait été hanté sans cesse par le désir d'égaler Beethoven. […] Une inspiration claire et simple, tantôt enjouée, tantôt mélancolique ; des développements savants, grandiloquents, enchevêtrés et lourds. »
Quelques années plus tôt, en 1878, Saint-Saëns écrivait de son côté, dans le Voltaire, cette étonnante critique du premier Concerto pour piano :
« Mme Szarvady a fait un acte de courage en jouant le Concerto en ré mineur de Johannès Brahms. Elle pouvait exécuter un concerto de Beethoven, de Mendelssohn ou de Schumann et se préparer ainsi un triomphe certain ; elle a préféré se vouer à la tâche ingrate et méritoire de faire connaître au public une œuvre curieuse et intéressante […]
Le public a écouté dans le plus religieux silence, cherchant évidemment à comprendre le morceau qu'on lui faisait connaître. Il s'est produit seulement un peu d'impatience, à la fin, vers les parties élevées de la salle.
Dans cette œuvre, je ne vois pas d’inconvénient à convenir qu'il s'exhale du concerto en question – démesurément long – un ennui profond. Je connais ce concerto depuis longtemps ; voici la troisième fois que je l'entends et je ne puis arriver à y découvrir un charme quelconque. Le sentiment en est lourd et maussade, les traits sont gauches et disgracieux ; la vie et la passion manquent à cette musique, qui semble s'agiter sur place dans l'obscurité. »
Saint-Saëns prenait toutefois le soin d'ajouter : « M. Brahms me paraît infiniment supérieur dans ses quatuors, quintettes et sextuors pour instruments à cordes ; en ce genre si difficile, il a dépassé tous ses contemporains »
Quand au célèbre Concerto pour violon, où Édouard Lalo discernait « les traits les plus lourds et les plus baveux qu'on ait jamais entendu », Debussy lui donnait le coup de grâce dans son compte-rendu des concerts Colonne du 16 mars 1903 : « On entendit M. Léopold Auer, violon solo de S.M. L'empereur de Russie. Il a dépensé un talent énorme, a joué un concerto de Brahms et une sérénade mélancolique de Tchaïkovski. Ces deux œuvres se disputent le monopole de l'ennui et si j'étais une minute empereur de Russie, je menacerais M. L. Auer d'une immédiate Sibérie s'il continuait à mettre sa virtuosité au service de pareilles rocailleries. »
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De tels points de vue peuvent nous surprendre aujourd'hui, alors que Brahms et Tchaïkovski sont devenus, peut être, les deux compositeurs les plus joués dans les concerts symphoniques ! Car, après tout, nous ne sommes pas plus lucides que Ravel, Saint-Saëns, Lalo ou Debussy, et il faut donc y voir surtout une extraordinaire évolution du goût – dans laquelle nous avons gagné mais sans doute aussi perdu quelque chose. L'oreille du public s'est « germanisée » et le romantisme a repris la première place, tandis que d'autres compositeurs disparaissaient de l’affiche. Et cette évolution qui nous semble naturelle demeure très récente. En 1959, dans un célèbre roman, Françoise Sagan pouvait encore demander : Aimez vous Brahms ? Dans le film qui en a été tiré, on a d'ailleurs préféré confier la musique à Georges Auric !
A mon sens, l'une des explications de ce rejet de Brahms, à l'aube du XXe siècle, est qu'il apparaît alors comme le dernier représentant d'une musique romantique allemande en voie d'épuisement. Brahms, né en 1833, est l'ultime figure de la grande génération romantique. Après lui, pendant trente ans, aucun musicien important ne verra le jour en Allemagne ni en Autriche. Il faut attendre Mahler et Strauss, nés au début des années 1860, pour que cette école retrouve son rang. Or ce creux de trente ans, correspond exactement à la floraison de compositeurs français (Saint-Saëns, Bizet, Chabrier, Massenet, Fauré...) ou russes (Moussorgski, Tchaïkovski, Rismsky-Korsakov). C'est pourquoi l'on parlera souvent de « renaissance française et russe » au moment même où l'Allemagne semble s'effacer de la scène musicale. Dans ce contexte, Brahms apparaît comme un conservateur attardé, pour ne pas dire archaïque.
Il me semble également que les Français des années 1900 ne connaissaient pas les œuvres de Brahms qui auraient pu les séduire. Leur critique porte généralement sur l'aspect « lourd » et « long » qui correspond plutôt au premier versant du catalogue de Brahms. Or toute la fin de la fin de la vie du compositeur sera marqué par une tendance à la concision, une souplesse et un raffinement d'écritures qui auraient pu séduire les musiciens français... s'ils avaient connu les Klavierstücke ou les dernières œuvres de musique de chambre.
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Au regard sceptique de la France sur Brahms, il est intéressant d'opposer le regard – beaucoup plus chaleureux - de l'Allemagne sur Ravel. Car les artistes allemands ont toujours goûté la musique française pour sa différence : son esprit, sa légèreté, sa concision, son sens de la couleur. Brahms, déjà, s'était enthousiasmé pour Carmen – assistant à vingt représentations de l'opéra et déclarant « j'admire Bizet parce que sa musique est toute française et j'irai embrasser son auteur jusqu'au bout du monde ! » Il encourageait également les jeunes compositeurs parisiens à cultiver leur style, plutôt qu'à imiter vainement la musique allemande.
Cette même attitude a perduré jusqu'à nos jours. Les Allemands aiment que la musique française cultive son caractère ; d'où leur admiration pour un musicien comme Ravel ; comme en témoigne par exemple cet étonnant concert de Fürtwängler en 1945, presque sous les bombardements, où le public berlinois applaudit chaudement Daphnis et Chloé à quelques semaines de l'effondrement du Reich. Aujourd’hui encore, nos cousins « germains » apprécient par exemple – bien plus que les Français eux mêmes – la musique de Jean Françaix, véritable gloire outre Rhin parce que son style, justement, est considéré comme typiquement français.
Cet amour de la différence est peut-être la conséquence d'une forme de supériorité musicale. L’Allemagne est tellement devenue la nation de la musique qu'elle peut goûter, sans complexe, l'exotisme Français. Au contraire, les Français paraissent plus passionnés dans leurs rapports avec l'Allemagne. Leur rejet de Brahms va de pair avec l'adulation de Wagner, et le besoin de se définir par rapport à ce modèle. A l'heure où les rapports entre la France et l’Allemagne sont toujours au centre de l'organisation européenne, l'histoire de la musique apporte ainsi à l'actualité son éclairage singulier.
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J'ajouterai seulement quelques mots sur les deux ouvrages du programme. Le Trio en ut majeur de Brahms est le second de ses trois trios avec piano. Trois partitions qui témoignent de ce chemin de Brahms vers la concision, dont je parlais tout à l'heure, puisque le premier trio dure environ 40 minutes, le second une trentaine de minutes, et le troisième à peine plus de vingt minutes ! Ce second Trio, de 1882, est aussi resté longtemps le moins connu et le moins apprécié des trois. On peut aimer, pourtant, sa sombre inspiration en prise sur le romantisme, mais aussi la souplesse de sa construction, au sein de la forme classique. Ce mélange de rigueur et fantaisie, ce sens de la couleur et ces harmonies recherchées annoncent le Brahms des dernières années.
Le Trio de Ravel est une merveille qui préfigure toute la musique des années 1920-1930 et ce mouvement de la musique moderne vers le « néo-classicisme ». Le goût de la forme est d'ailleurs si marqué que Ravel affirmait avoir fixé d'abord la structure de l'œuvre entière avant d'en écrire les thèmes. Chacun des quatre mouvements est comme un exercice de style. Le premier joue sur la couleur populaire basque. Le second, d'une grand complexité rythmique, est intitulé Pantoum. Le troisième mouvement prend la forme d'une majestueuse passacaille, référence explicite à la musique ancienne. Le finale est caractérisé par ses rythmes plus modernes à cinq et sept temps. La création eut lieu à Paris en pleine guerre, le 28 janvier 1915, voici bientôt cent ans. Mais ce chef d’œuvre conserve sa fraîcheur et son génie serein.
Benoît Duteurtre
Programme
Trio Dali © FSP FV
Trio Dali
- Vineta Sareika violon
- Christian-Pierre La Marca violoncelle
- Amandine Savary piano
Biographie
Trio Dali
Né d’une amitié doublée d’une passion pour le répertoire de musique de chambre, le Trio Dali est révélé à l’attention internationale en remportant successivement trois grands prix aux concours internationaux d’Osaka (1er prix et médaille d’or), de Francfort (1er prix) et de New-York (2nd prix). La même année, il reçoit le prestigieux Chamber Music Award du Philharmonia Orchestra de Londres. Le Trio Dali est depuis lors devenu l’un des jeunes trios les plus demandés, unaniment salué par la presse et comparé aux légendes que sont le Beaux Arts Trio ou le Trio Stern/Istomin/Rose.
Le patronyme du trio fait référence aux précieux marbres asiatiques de Dali, ce matériau que l’on taille progressivement et minutieusement jusqu’à l’œuvre d’art. Ce travail, cette construction réfléchie et créative reflètent les valeurs musicales essentielles du trio.
Le Trio Dali se produit dans de nombreux pays européens, en Scandinavie, aux Pays Baltes, aux Etats-Unis, Australie et en Asie. Il reçoit les invitations de centres musicaux réputés comme le Southbank Center à Londres, le Tsuda Hall à Tokyo, le Kauffman Hall 92nd à New York, l’Alte Oper de Francfort, l'Auditorium du Louvre, Radio France à Paris, the Great Guild à Riga, le Palais des Beaux-Arts et la Salle Flagey à Bruxelles, le Izumi Hall à Osaka, le Sydney City Center, l’Opéra Garnier de Monaco. Il est l’invité des festivals de Verbier, Aix-en-Provence, Radio France à Montpellier, Les Folles Journées, La Roque d’Anthéron, Wallonnie, Saintes, Riga, Menton entre autres.
Il collabore aussi avec d’éminents artistes tels que Maria Joao Pirès, Augustin Dumay, Leif Ove Andsnes, Daniel Hope, Lawrence Power, Abdel-Rahman El Bacha, Jiang Wang, José Van Dam, Gabor Takacs-Nagy, Thierry Escaich ou György Kurtág et se produit avec le Philharmonia Orchestra de Londres, l’orchestre Philharmonique du Luxembourg, le London Chamber Orchestra, le Latvian National Symphony Orchestra, le Sinfonia Varsovia ou le Symphonieorchester Vorarlberg (Autriche).
Après sa formation auprès du quatuor Artemis, d’Augustin Dumay et de Menahem Pressler à la Chapelle Musicale Reine Elisabeth de Bruxelles, le Trio Dali continue ses études à l’Universität der Kunste à Berlin toujours auprès du quatuor Artemis.
Les deux premiers enregistrements du Trio Dali ont paru sous le label Fuga Libera/Outhere (Harmonia Mundi) avec un succès critique international. Le premier disque consacré à Ravel en 2009 fut couronné d’un Diapason d'Or, d’un Choc du mois et de l'année 2009 de Classica, du Choix France Inter, de la Clef de Resmusica, du "Disco esceptionnal" de Scherzo et de la Selection BBC Music Magazine. Le coffret Schubert de 2011 se voit décerner un Editor Choice de Grammophone, un Jocker de Crescendo, un Supersonic Award de Pizzicato, de 5 Diapasons, de 4 Etoiles Classica, de 5 Stars Das Ensemble et du Choix France Musique.
La « Leverhulme Fellowship » de la Royal Academy of Music de Londres a également accordé au trio une résidence et une charge d’enseignement de 2008 à 2010.
Grâce au soutien de généreux mécènes, Vineta Sareika joue un violon Joseph Guadagnini de 1793 et Christian-Pierre La Marca un violoncelle Matteo Goffriller de 1700 ayant appartenu au légendaire quatuor Amadeus.
Le Trio Dali est actuellement en résidence à la Fondation Singer-Polignac à Paris.