Guy de Pourtalès : un Européen dans la Grande Guerre

Publié dans Saison 2017-2018

Jean Lébédeff (1884-1972)
Portrait de Guy de Pourtalès, 1921
Fonds Guy de Pourtalès, Centre de recherches sur les lettres romandes (Université de Lausanne)

Avant-propos

Suisse de naissance, devenu Français en 1912 comme descendant d’une famille huguenote, l’écrivain Guy de Pourtalès (1881-1941) sert, pendant la Grande Guerre, dans l’armée française. D’abord simple soldat, il devient interprète militaire, avant d’être chargé de la propagande en Suisse pour le Quai d’Orsay. Révoqué de ce poste à cause de ses relations familiales avec l’Allemagne, il termine la guerre comme officier informateur dans l’armée Gouraud. Ce parcours atypique révèle sa constante position d’entre-deux. Binational, traducteur, officier informateur, puis propagandiste : Pourtalès est toujours à part. Ni soldat dans les tranchées, ni haut placé dans la hiérarchie, mais toujours dans ce niveau moyen qui le protège et le dégage du sort commun. Dans cette position privilégiée, Pourtalès juge les événements et les hommes.

Comme bien d’autres intellectuels de sa génération, Pourtalès a voulu témoigner de sa guerre en rédigeant un Journal, dont il publie des extraits en 1919 sous le titre Les trésors des vaincus et les ruines du vainqueur. Ses souvenirs de 1914-1918 nourriront ensuite son œuvre romanesque, en particulier son roman La Pêche miraculeuse (1937). Dans ce vaste projet à composante autobiographique, grand prix du roman de l’Académie française, le héros connaît l’expérience bouleversante de la guerre. C’est, dans ce récit de formation, la description d’une étape majeure dans l’éclosion d’une personnalité.

Profondément marqué par l’expérience qu’il a vécue, Pourtalès manifeste dans son Journal de la Guerre sa conscience du caractère irréversible de l’événement, sa volonté d’en rendre compte par l’écriture, et son pessimisme face au nouvel ordre européen qui en émerge. Par la suite, comme une nostalgie, son œuvre évoque sans cesse l’ancien monde, celui de la Belle Époque que Pourtalès nomme « l’Europe romantique », et dont il est, en tant qu’aristocrate cosmopolite, une parfaite incarnation.

Rares sont les écrivains d’origine suisse à avoir écrit à partir de leurs souvenirs de guerre – on songe, bien sûr, à Cendrars. Mais ce dernier s’est engagé dans la Légion étrangère. Pourtalès, au contraire, est mobilisé comme citoyen français. Les différences sont encore plus nombreuses. Car tout sépare les deux hommes. Pourtalès est un aristocrate protestant qui, contrairement à ses aïeux, n’opte ni pour le métier des armes ni pour la diplomatie. Neuchâtelois d’origine, les Pourtalès servent traditionnellement le roi de Prusse et vont à Berlin chercher les rangs et les honneurs. Guy de Pourtalès naît dans cette capitale où son père sert comme officier allemand. Mais lui fait d’autres choix : celui de la littérature et celui de la France, retrouvant tout à la fois le berceau de ses ancêtres cévenols, la patrie des Lumières et celle du grand monde.

Les choix de Pourtalès ne prennent sens et écho que si l’on considère, en arrière-fond, les tensions grandissantes entre la France et l’Allemagne, alors que sa famille est, par essence, cosmopolite. Au point de vue sociologique, l’écrivain mondain, auteur de biographies de musiciens célèbres qu’est Pourtalès, est un cas passionnant. Suisse, protestant et aristocrate, rien ne le prédisposait, en apparence, à suivre les voies qui seront ensuite les siennes. Issu d’un monde qui ignore ou dédaigne la politique, l’écrivain fréquente, dès son arrivée à Paris en 1905, ses pairs et des écrivains bourgeois. Le milieu de La Revue hebdomadaire et de la Société littéraire de France, antichambres de la droite catholique et nationaliste, lui ouvre en grand ses portes. Pourtalès connaît alors des intellectuels qui, dans les années 1930-1940, se retrouveront dans les rangs nationalistes, voire fascistes. Son parcours s’accomplit dans les sphères feutrées des lettres parisiennes et de la maison Gallimard dont il devient un auteur à succès. Critique des travers et des errances de la Troisième République, sa loyauté reste cependant acquise au libéralisme et à la démocratie.

À l’occasion de la commémoration du centenaire de l’armistice de 1918, le Journal de la guerre de l’écrivain Guy de Pourtalès est un révélateur exceptionnel que ce colloque se donne pour but d’explorer. Il s’agira d’interroger la relation que ce Franco-Suisse entretient avec sa patrie d’adoption, la France, à partir des éléments majeurs qu’il ne cesse de retenir et de décliner : mémoire familiale, religion, langue, littérature, rang social. La notion même d’appartenance nationale sera ainsi questionnée. Doit-on parler de cosmopolitisme ou dire qu’il est, en fin de compte, un Européen de la première heure ?

Que représente aujourd’hui Pourtalès et qui, en fin de compte, est-il ? Comment expliquer ses choix et son comportement ? Contradictions, ambiguïtés, errance ? Comment Pourtalès se situe-t-il et se présente-t-il ? Français ? Aristocrate ? Européen ? Homme d’un ancien monde, héritier et défenseur d’une culture, d’une langue et d’une littérature ?

À partir du cas de Guy de Pourtalès, c’est toute la question des identités qui se pose. Pour aborder cette problématique, et pour la qualité de son témoignage, des chercheurs formés à différentes disciplines et venus de différents horizons ont souhaité vivement se réunir pour parler et discuter de ce document unique.

 

Stéphane Pétermann (Centre de recherches sur les lettres romandes, Université de Lausanne)

Yves Pourcher (Institut d’études politiques de Toulouse, LaSSP)

Comité scientifique
  • Michel Zink, de l’Académie française, secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres
  • Pierre Ducrey, professeur honoraire de l’Université de Lausanne, ancien président de la Fondation Guy de Pourtalès, associé étranger de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres
  • Doris Jakubec, professeur honoraire de littérature romande à l’Université de Lausanne.
  • Robert Kopp, professeur honoraire de littérature française à l’Université de Bâle, éditeur et directeur de la collection « Bouquins » (Robert Laffont) de 1989 à 2006
Partenaires

Programme

9h30 - Accueil et inscription des participants

10h - Ouverture du colloque par Stéphane Pétermann et Yves Pourcher

Session 1 : Une guerre vécue et enregistrée

Présidence : Michelle Gaillard, journaliste à Fréquence Protestante

Session 2 : Milieu et engagements

Présidence : Martin Mégevand, maître de conférences en littérature française à l’université Paris 8

15h - Discussion

15h30 - Pause

16h - Table ronde

17h - Conclusions

17h30 - Clôture du colloque

Résumés de communication

Ouverture du colloque par Stéphane Pétermann et Yves Pourcher

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Le "Journal" comme expérience et écriture de la guerre par Yves Pourcher

Le Journal de guerre de Guy de Pourtalès traduit une formidable tension. Celle d’une époque d’abord, puis celle d’un homme et d’un milieu. Ce texte manifeste un passage historique, signe du basculement d’un monde. Des murs se dressent, des vieilles sociabilités disparaissent, la mort en masse s’étend de tous côtés. Pourtalès vit cela dans la marge sociale qui est la sienne, témoin bien éloigné des faits et si différent des autres. Pris dans un cycle qui le dépasse, il cherche pourtant à rapporter. Mais son appartenance sociale le piège et l’aveugle. Pourtalès raconte ce temps de guerre avec ses mots et avec ses yeux. Mais il reste ce privilégié perdu parmi tant d’autres qui vivent l’horreur.

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La réécriture de la guerre dans "La Pêche miraculeuse" par Stéphane Pétermann

Dans La Pêche miraculeuse (1937), Guy de Pourtalès tente de dresser le bilan de sa vie sous une forme romanesque. Il y intègre ses souvenirs de 1914-1918, s’inspire directement de son Journal de la Guerre, et fait de cette expérience un basculement dans la vie du protagoniste. Cette réécriture qui fictionnalise une histoire vécue nous interroge à plusieurs titres. Dans quelle mesure s’inscrit-elle dans la série des témoignages d’écrivains analysés par Jean Norton Cru ? Quel écart y a-t-il entre ce que dit le Journal et ce qu’en retient La Pêche miraculeuse, et que se joue-t-il dans cet écart ? Enfin, sachant que Pourtalès pose les premiers jalons de son ouvrage dans les mois qui ont suivi le 6 février 1934, et le publie dans une France gouvernée par le Front populaire, dans quelle mesure a-t-il cherché à positionner son discours sur l’échiquier idéologique ?

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L’armée britannique dans la Grande Guerre par Philippe Chassaigne

Guy de Pourtalès a eu un contact avec l’armée britannique lorsqu’il est affecté, en 1915, comme interprète dans une unité anglaise en campagne. Cela sera pour nous l’occasion de revenir sur les « performances » (pour utiliser un anglicisme) de l’armée britannique dans la Grande Guerre. Alors qu’en 1914 la puissance militaire britannique ne faisait aucun doute, la confrontation à une guerre de plus grande envergure que les « petites guerres de la reine Victoria » révéla un certain nombre de faiblesses : la Navy elle-même ne put qu’afficher un bilan en demi-teinte, tandis que l’Army subit de nombreux échecs, très coûteux en vies, essentiellement en raison d’un commandement défaillant (ce qui avait déjà été illustré lors de la guerre de Crimée). Inversement, les troupes coloniales, blanches (ANZAC) ou non (Indian Army), affichent un bilan bien meilleur.

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La relation des intellectuels et écrivains suisses avec la France par François Vallotton

Depuis le début du XIXe siècle, le désir de se faire une place à Paris, cette capitale mondiale des lettres, est une constante au sein du monde intellectuel et culturel suisse romand. On observe toutefois un attrait particulier du centre parisien sur la périphérie suisse francophone à la fin du XIXe siècle. Un article du Magasin pittoresque de 1891 fait état d’une colonie suisse d’environ trente mille ressortissants. Au sein de celle-ci, artistes et gens de lettres se distinguent. On s’interrogera sur les raisons de leur départ, leurs conditions de vie, leurs réseaux de sociabilité ainsi que sur leur capacité à se voir reconnaître au sein des instances de consécration parisiennes. Ce portrait de groupe devrait nous permettre d’interroger la spécificité de la trajectoire de Pourtalès qui se fixe à Paris dès 1905. Dans quelle mesure reconduit-il certaines expériences menées par ses compatriotes ou développe-t-il un rapport spécifique à la capitale ?

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Le protestantisme d’un Guy de Pourtalès par Patrick Cabanel

Guy de Pourtalès appartient à une famille dont le destin est emblématique : huguenots issus du fin fond des Cévennes (le domaine du Castanet-des-Perduts, dans la région de Lasalle, Gard), ils se sont hissés, à partir de l’exil consécutif à la révocation de l’édit de Nantes, aux premières places sociales, militaires, financières, intellectuelles, d’Europe. Leur cas n’est nullement isolé, et l’on pourrait parler d’une « résilience » collective : il suffit de citer les Say, issus des mêmes Cévennes et au destin pareillement brillant. Le protestantisme est à l’œuvre au cœur de ces trajectoires : dans la différence minoritaire et la persécution en France, dans l’exil, puis dans la fidélité longuement gardée et parfois dans des retours à la France et à sa nationalité. Le cas de Guy de Pourtalès est l’occasion d’interroger cet étrange protestantisme « huguenot », si petit par la taille, si intéressant par les figures qu’il a suscitées, à plusieurs croisements de l’histoire européenne.

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Biographies

Stéphane Pétermann

Stéphane Pétermann

responsable de recherche à l’université de Lausanne (Centre de recherches sur les lettres romandes)

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Yves Pourcher

professeur de science politique à l’I.E.P. de Toulouse

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Michelle Gaillard

Michelle Gaillard

journaliste à Fréquence Protestante

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Philippe Chassaigne

Philippe Chassaigne

professeur d’histoire contemporaine à l’université Bordeaux-Montaigne

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Martin Mégevand

Martin Mégevand

maître de conférences en littérature française à l’université Paris 8

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François Vallotton

François Vallotton

professeur d’histoire contemporaine à l’université de Lausanne

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Patrick Cabanel

Patrick Cabanel

directeur d’études, École pratique des hautes études (Paris)

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